Vocation à la sainteté

L'homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour ce 8ᵉ dimanche du Temps Ordinaire

Si 22,4-7 / Ps 91 / 1 Co 15,54-58 / Lc 6,39-45

Reconnaissons-le : un sentiment de stupeur nous envahit lorsque nous contemplons la vie et les œuvres des grands saints. Ils ont commencé à voir ce que l'œil n'a jamais vu, à entendre ce que l'oreille n'a jamais entendu, et cela transfigure tout ce à quoi ils touchent. Comme le dit notre regretté Ambroise-Marie Carré : « Les saints sont des hommes délivrés d'eux-mêmes à force d'être donnés aux autres. En leur présence, monte dans nos cœurs ce que Dieu prépare pour ceux qu'il aime. » Et il n'y a rien de plus beau !

Mais, en même temps, comme on se sent loin des chemins qu'ils ont tracés. C'est Léon Bloy qui écrivait : « Au fond, il n'est qu'une seule tristesse : c'est de ne pas être un saint. » Et, de son côté, Julien Green confessait : « Ce qui fait le fond de ma tristesse, je crois que personne ne s'en doute. C'est tout simple : j'aurais voulu être un saint. Je sens vraiment que je passe sans cesse à côté de celui que je voudrais être, et celui que je suis continue d'exister. Il est là, et il est triste, et sa tristesse est la mienne. »

Et puis, outre le fait de nous incliner vers le découragement, l'exigence de la sainteté nous fait peur. Ainsi que le note Jacques Rivière : « La sainteté fait naître en nous la peur des enchaînements terribles auxquels il faut s'attendre sitôt que l'on consent à Dieu. » Pourquoi ne pas le reconnaître ? Une sourde panique nous saisit parfois devant l'ombre de la Croix qui s'étend. Seule la foi, c'est-à-dire la confiance envers le Père, peut exorciser les mauvais esprits qui cherchent à nous détourner de la sainteté.

Mais, avant toute chose, il faut nous prémunir contre un certain désir de perfection qui met en scène le théâtre de la vertu. « Ne te hâte pas de faire l'éloge de quelqu'un », conseille Ben Sira (Si 27,7). Cette soif trompeuse ne vise souvent qu'à satisfaire l'ego, à le faire briller aux yeux des autres, à calmer notre crainte d'être si peu de chose. Alors que c'est justement dans la reconnaissance de ce rien que s'inaugure le long chemin de dépouillement que doit suivre celui qui veut être revêtu de Jésus-Christ. Dans les dialogues qu'ils échangeaient, Dieu dit à sainte Catherine de Sienne : « Tu es celle qui n'est pas. » Être un saint, c'est rejoindre ce point où « ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Puisqu'en vérité, il est le seul Saint. Et ceci est une bonne nouvelle ! Désormais, cette sainteté n'est plus un idéal inaccessible, un modèle de soi que l'on projette. Il s'offre à nous, puisque par lui nous sommes aimés, et aimés à ce point que nous devenons nous-mêmes participants de la nature divine.

Oui, Jésus est le seul saint. Mais il l'est sur la terre, en plein cœur de notre humanité, afin que cette sainteté puisse nous contagier. Et je cite à nouveau le père Carré : « Si la splendeur de Dieu éclate sur sa face, est-ce seulement pour se laisser contempler, pendant une heure indicible, par trois témoins privilégiés, sur le mont Thabor ? Non, mais pour que soit donnée aux hommes la vie éternelle dont cette splendeur est le vêtement. C'est ainsi que les saints se laissent emporter par Celui qui, n'étant pas du monde, est venu dans le monde pour l'entraîner vers le Père. Voici la progressive entrée au sein du mystère de l'amour. »

Dieu seul est saint et sa sainteté nous est, en soi, inaccessible. Il est le Tout-Autre : un abîme infranchissable sépare son saint royaume et le nôtre, qui est celui de l'iniquité. La sainteté est ce que Dieu est en lui-même : insondable mystère. Pourtant, sa transcendance est infiniment proche de nous, puisque l'être de Dieu, c'est l'amour : ce qu'est Dieu avec nous, l'Emmanuel. Et, dans le domaine de l'amour, toute distance est abolie. Nous ne saurions nous identifier à lui, mais en s'unissant à nous, il nous fait devenir ce qu'il est.

Et cette caresse du Dieu lointain qui se fait proche, cet affleurement du ciel sur la terre qui vient tout restaurer, ne laisse rien à l'extérieur de cet embrassement. Il entraîne, dans sa ronde, tout ce qu'est l'homme, jusqu'en ses ultimes profondeurs. Écoutons la voix de saint Jean-Paul II : « L'homme qui veut se comprendre lui-même jusqu'au fond doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, oser s'approcher du Christ. » Oui, le Christ – le Saint de Dieu – est l'instrument même de la sainteté divine. Nous ne devons pas être purs pour obtenir le droit d'entrer en sa présence ; c'est sa présence qui, à elle seule, est capable de nous sanctifier !

Il faut donc se lever et courir vers lui, les larmes aux yeux et la confiance au cœur. Car voici les deux jambes de la sainteté : être sûr d’être aimé et, en vertu de cela, savoir que l’on peut aimer. Dans son livre magnifique sur la sainteté, le Père Carré, déjà cité plusieurs fois, insiste sur le fait que ce n’est que dans cette rencontre préalable avec Jésus que s’initie tout chemin vers la sainteté. « Voici qu’une présence est là — dit-il —, où l’invisible et le visible se rejoignent, où communient mystérieusement Dieu et l’homme. » Tel est le grand signe que nous sommes invités à suivre. Telle est l’étoile du Berger qui indique le jour. Elle brille d’ailleurs avec une telle intensité, ces jours-ci ! Vous l’avez sans doute remarquée.

Oui, l’histoire du christianisme n’est rien d’autre que celle de la sainteté sous toutes ses formes. Cette sainteté, dont les saints, avec toute leur diversité, sont les porteurs, ne parle pas souvent de perfection humaine. Mais elle dit toujours la présence de Dieu, au plus secret, au plus imprévu, au plus abyssal de ce que chacun est appelé à être. C’est pourquoi l’homme doit essayer de saisir l’idée que Dieu a sur lui, et la vivre dans tout son être. Ce vouloir du Père lui est manifesté par chaque lumière qu’il rencontre sur son chemin : les indications de la Providence qui lui ouvrent la route. Ce qu’est la sainteté, chacun de nous l’apprendra en ayant le courage de la vivre ; et de la vivre à sa propre manière. Et sans doute, chemin faisant, il sera de moins en moins capable d’en parler.

La grâce de la sainteté remet l’homme en état, lui permet de retrouver ce qui était perdu et le réoriente vers ce terme en vue duquel il a été créé, dès l’origine, « afin que cet être périssable soit revêtu de ce qui est impérissable » (1 Co 15,54). Revêtir le Christ, cela signifie donc vivre vraiment sa vie d’homme, mais en se laissant forger pour devenir plus particulièrement tel ou tel aspect du Christ total. Alors, chacun fera briller, aux yeux du monde, l’une ou l’autre parcelle du trésor infini. Le Christ donne à chaque homme sa véritable identité ; en chacun, le mystère de l’Incarnation se poursuit, et c’est ainsi que nous complétons ce qui manque à la plénitude du Christ (cf. Col 1,24).

« Toute la splendeur de l’invisible — conclut encore celui que l’on nommait “l’aumônier de la Coupole” — prend devant nous sa forme humaine. Chaque saint est appelé à vivre, à sa manière, selon sa propre vocation, les mystères de Jésus. » L’Évangile y insiste : « L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon. Et, ainsi formé, chacun deviendra pareil au Maître » (Lc 6,45). À la fin, c’est ainsi que seront noués les liens de la terre et du ciel ; c’est ainsi que « le juste grandira comme un palmier, et il poussera comme un cèdre du Liban » (Ps 91,13), tout entier tendu vers le ciel désiré, mais bien planté en cette terre dont il tire sa sève et sa vigueur. Oui, l’universalité du salut doit s’actualiser en chacun de nous.

Saint Paul vient de nous le rappeler : « La peine que vous vous donnez n’est pas perdue » (1 Co 15,58). Toutefois, dans notre empressement à toucher au but, n’oublions pas que cet enfantement, en nous, de l’homme véritable est une œuvre qui dure aussi longtemps que notre vie. C’est cela le grand œuvre ! Celui que Georges Duhamel résumait par ces sublimes paroles : « Faire enfin naître de moi l’homme que je cache. L’homme que je suis, celui que Dieu connaît depuis toujours, et qu’il m’a fallu tant d’années pour déchiffrer, et toute ma vie pour mettre au monde. » Gravons cela au fronton de notre plus belle espérance ; et, avec saint François de Sales, que chacun se redise à lui-même : « Sois donc patient ; Dieu n’en a pas encore terminé avec toi. »

L'Extase de saint François, Giovanni Bellini, 1480. Wikipédia.

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