Un voile sur le visage
Ex 3,1-15 / Ps 102 / 1 Co 10,1-12 / Lc 13,1-9
Comme David, après lui, et comme Abraham ou Jacob, Moïse était berger. C'est parmi ces hommes souvent porteurs d'une grande sagesse que Dieu aime à choisir ses pasteurs. Ceux qui « font reposer leur troupeau sur des prés d'herbe fraîche ou le mènent vers les eaux tranquilles » (Ps 22,2). Mais pour parvenir à ces verts pâturages, il faudra d'abord – nous rappelle le texte – traverser les ravins de la mort. C'est au-delà du désert que se trouve la montagne de Dieu, le lieu où sa Présence indéfectible se montre à ceux qui ont des yeux pour voir.
En général, pour faire cette expérience, l'homme a plutôt tendance à compter sur ses propres moyens ; à tout mettre en œuvre pour déboucher sur une certitude bien vérifiée. Le Livre de l'Exode précise que Moïse fit un détour pour découvrir le secret de ce buisson ardent qui mettait en échec son entendement. Voici merveilleusement résumés ces multiples détours de la pensée dans lesquels tout chercheur doit s'engager, afin d'arriver à une conclusion qui soit bien établie. Car c'est ainsi que fonctionne la raison : elle doute, elle vérifie et, enfin, elle conclut en fonction de ce qu'elle a découvert. Pourtant, si ce chemin s'est montré efficace pour déchiffrer certains secrets de la nature, ce n'est pas lui qui nous conduira à ce Dieu qui se révèle entre les brumes du mystère : cette nuée dont parle plusieurs fois la Bible (cf. Ex 13,21). “The mist”, selon le mot anglais où on a l'impression de retrouver la racine du mot “mystère”.
Car si les chemins de la raison sont des chemins bien éclairés par les lumières de l'intelligence, cette dernière est incapable d'aller au-delà des limites qui lui sont imposées : celles de ce monde créé qui est le seul qu’il lui soit donné d’explorer. Or, c'est au-delà de ces bornes infranchissables que commence le domaine de Dieu. Moïse le découvre à ses dépens : « Retire les sandales de tes pieds, car la terre que tu prétends fouler est une terre sacrée » (Ex 3,5). On n'y entre pas sans faire preuve d'humilité. Ce n'est pas Moïse qui va percer le mystère qui s'offre à lui ; c'est lui-même qui va être transpercé par ce mystère indéchiffrable. Moïse devra se résoudre à ce que les médiévaux appellent le sacrificium intellectus : le sacrifice de l'intellect. Car, aussi performante que soit notre pensée, il arrive un moment où elle ne peut plus avancer, où elle doit renoncer à s'approprier et s'agenouiller, en adoration, face au mystère brûlant qui est le vêtement de Dieu.
De fait, ce renoncement imposé au patriarche est très bien imagé par le voile dont il couvre sa tête à ce moment-là. La tête doit ici être voilée, pour que le cœur soit dévoilé. Ce que Dieu vient lui offrir n'est pas un soulagement de sa curiosité : c'est une mission impossible dans laquelle il se trouve précipité, à son corps défendant. « J'ai vu – dit le Seigneur – oui, j'ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j'ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un beau et vaste pays » (Ex 3,7-8). Un pays qui justement, ne sera atteint qu'au-delà du désert. On voit que ce que vient de vivre Moïse avec son troupeau – et qui l'a conduit jusqu'à l'Horeb – est une préfiguration de ce qui l’attend, alors qu’il va devenir le pasteur de ce peuple élu en raison de ses souffrances.
Ce buisson ardent est une image magnifique. On a beaucoup écrit sur lui, le comparant parfois à la Vierge Marie elle-même, porteuse d'un feu divin qui ne la consume pas : celui que Jésus vient jeter sur la terre et dont il dit qu'il voudrait déjà le voir brûler (Lc 12,49). Ce feu est celui des “énergies divines” qui travaillent le monde et le maintiennent au-dessus du néant qui, sans leur secours, l'engloutirait aussitôt. Saint Grégoire Palamas – évêque de Thessalonique au XIVe siècle – dit au sujet de ces énergies : « De par son essence, Dieu est immuable et transcendant ; mais de par ses énergies, il est toujours en mouvement, toujours en train d'agir et de se communiquer à ses créatures. Nous ne pouvons participer de l'essence divine, mais il nous est possible d'entrer en contact avec ses énergies. La création, en son ensemble, est pareille à un immense “buisson ardent”, saturé, imprégné, et pourtant jamais consumé par les énergies divines. » Cette manière de voir fait de la nature un temple de l'Esprit où résonne la voix de Dieu. Oui, pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre : « La Nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ; l'homme y passe à travers des forêts de symboles qui l'observent avec des regards familiers. » Ces vers de Baudelaire nous aident à ouvrir les yeux sur l'invisible, sur ces traces de Dieu répandues dans tout l'univers et qui nous permettent de deviner quelques traits du visage de cet Artiste qui se peint derrière chaque éclat d’une beauté par lui délivrée.
Outre la figure du berger qui prend soin de ses brebis, l'autre figure évoquée dans les lectures de ce jour est celle du jardinier. Celui-ci n'est autre que le Christ, lui qui est venu ensemencer le monde par sa parole afin qu'il nous apporte une généreuse moisson. De fait, Marie-Madeleine, au jour de la Résurrection, ne s'est guère trompée en croyant avoir affaire au jardinier. Dans la parabole rapportée aujourd'hui par saint Luc, le jardinier prend soin du figuier exsangue qui semble ne plus être capable de donner le moindre fruit. Celui qui veut que tous les hommes puissent être sauvés décide d'offrir un sursis à cet arbre stérile. C'est lui qui s'offre pour bêcher la terre autour du tronc et pour y mettre de l'engrais (cf. Lc 13,8). Comme le bon pasteur, qui s'inquiète pour ses brebis, il n'est pas du genre à éteindre la mèche qui fume encore. Le psaume 102 l'affirme avec une clarté dont il faut nous désaltérer, chaque fois que nous nous retrouvons dans cette terrible situation si bien décrite par saint Bernard de Clairvaux : « soumis aux vents mauvais de la tentation, projetés contre les rochers de la tribulation, secoués par les vagues de l'orgueil ou de l'envie, troublés par l'immensité de nos fautes, confondus par la vilenie de notre conscience et paralysés par l'effroi du jugement dernier. »
Voici ce que chante l'auteur de ce psaume de miséricorde : « Le Seigneur pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie ; il réclame ta vie à la tombe et te couronne d'amour et de tendresse ; il n'agit pas envers toi selon tes fautes, ne te rend pas selon tes offenses. Aussi loin qu'est l'orient de l'occident, il jette loin derrière lui tes péchés » (Ps 102,3-12). Combien de fois n'ai-je pas répété cela aux pénitents qui viennent s'incliner pour recevoir le sacrement du pardon ? Ce psaume est un excellent antidote contre la pire des maladies spirituelles : celle de la culpabilité. Une telle attitude ne vaut rien et peut être fatale ! Bien sûr, nous sommes coupables – au moins dans une certaine mesure – du mal que nous commettons. Mais la prise de conscience et la confession de nos fautes a pour but de nous en délivrer et non de nous y enfermer, de nous conduire à les ressasser comme autant de malédictions qui pèseraient sur nous. Faire cela, c'est entrer dans le jeu du diable ! Si nous reconnaissons nos péchés, c'est justement pour désigner ce avec quoi nous ne voulons pas nous identifier, afin d'expulser le mal loin de nous et regagner la liberté qu'il nous avait ôtée. Le pardon nous ouvre ce chemin de libération sur lequel nous sommes invités à nous lancer à cœur ouvert, comme des esclaves enfin libérés.
Dans l'Évangile d'aujourd'hui, Jésus condamne lui-même cette culpabilité maladive que certains entretiennent et qui est une capitulation mortifère devant le pouvoir du mauvais : « Pensez-vous que ces Galiléens que Pilate avait fait massacrer, ou ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, pour avoir subi un tel sort ? Eh bien, je vous dis : pas du tout ! » (Lc 13,2-3). Souvenons-nous de ces paroles, la prochaine fois que nous serons tentés de nous dire que Dieu nous punit pour nos péchés. Et qu'alors la paix fonde sur nous ! Car, à l'instar du buisson ardent, le pardon de Dieu est un feu qui purifie sans consumer : le feu ardent de son amour de Père...

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