Un petit âne
Is 50, 4-7 / Ps 21 / Ph 2, 6-11 / Lc 23, 1-49
« Vous trouverez un petit âne attaché — dit Jésus —. Détachez-le et amenez-le moi. Et si on vous demande : pourquoi le détachez-vous ? vous répondrez : parce que le Seigneur en a besoin » (Lc 19,31).
Chacun d'entre nous est comme ce petit âne : lié aux événements qui s'enchaînent et auxquels il lui est bien difficile d'échapper. Nous sommes otages du hasard et de la nécessité. Nous naissons, nous cherchons de quoi nous alimenter, nous grandissons, nous nous fortifions, nous défendons notre point de vue, nous nous reproduisons, nous nous efforçons de survivre, nous trébuchons, nous nous battons contre la fatalité, nous vieillissons et, inévitablement, nous finissons par mourir. Telle est l'enchaînement qui nous asservit et nous garde prisonniers d'un monde où il n'est point d'échappatoire.
Et puis, le Seigneur nous envoie ses disciples pour nous délivrer, pour nous enseigner le détachement, pour nous remettre en route. Et s'il l'a voulu ainsi — dit l'Évangile — c'est parce qu'il a besoin de nous ! Oui, il a besoin que nous soyons libres afin de devenir, comme cet âne au destin exceptionnel, des christophores : c'est-à-dire des “porteurs du Christ”, capables, à leur tour, d'offrir aux autres la délivrance et le goût de la vraie liberté.
Tel est notre point de départ, pour notre méditation de ce jour. Et le texte poursuit en disant qu'après avoir amené cet âne à Jésus, « ils jetèrent leurs manteaux dessus » (Lc 19,35). Voici l'investiture : celle qui nous confère une dignité nouvelle, qui donne à notre existence un nouveau sens : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3,27). Et face à cette renaissance, la création tout entière est saisie par l'enthousiasme : mot admirable qui signifie littéralement “être possédé par Dieu”, être saisi, être enlevé par lui : ἐνθουσιασμός. Et c'est le monde entier qui est alors revêtu de cette nouvelle dignité : « Les gens étendaient leurs manteaux partout sur le chemin... » Oui, chaque créature est convoquée à cette prise de conscience qui transfigure l'univers : « Si mes disciples se taisent, ce sont les pierres elles-mêmes qui se mettront à crier ! » (Lc 19,40).
Pour pouvoir opérer ce miracle, au milieu de nous, l'Emmanuel a voulu devenir l'un des nôtres et partager cette condition apparemment absurde dont nous supportons le joug : « Le nombre de nos années : soixante-dix, quatre-vingt pour les plus vigoureux ; et leur plus grand nombre n'est que peine et misère » (Ps 89,10), se lamente l'auteur du psaume que nous avons lu. C'est cette condition-là, vouée à la mort, que le Fils de Dieu est venu embrasser : « Jésus ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'est anéanti, prenant la condition de serviteur ; il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort » (Ph 2,7). Ce n'est que de l'intérieur qu'il pouvait nous délivrer de la malédiction du péché et de la mort, où nous nous sommes enfermés.
Bien sûr, un tel libérateur ne pouvait être reçu qu'en grande liesse... Mais on le sait, cette frénésie ne sera que de courte durée. Car la conquête de la liberté ne s'inaugure pas par une danse, mais par un combat acharné. Le tribut est lourd à payer pour que les geôliers cèdent leurs droits sur nous. C'est pourquoi, dans quelques jours, sur la croix, le Seigneur d’un jour et de l’éternité offrira sa vie en rançon pour la vie du monde. Là, il n’y aura plus personne pour le suivre ou pour l’acclamer. Autour du Golgotha, dans la stupeur de cette nuit qui tombe sur la terre, ce sera soudain le grand silence, où ne s'entendront plus que les sanglots déchirants de la Mère du Sauveur, de Marie-Madeleine et du disciple que Jésus aimait.
« Une bande de vauriens m'entoure ; ils me percent les mains et les pieds, je peux compter tous mes os. Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement » (Ps 21,17-19).
Vous vous rendez compte que ce verset a été écrit quelque mille ans avant le temps de la Passion ! Ce qui se trame ici est si puissant que cela déchire le rideau du temps, rompt le cercle vicieux de notre vie orientée vers la mort. Et le monde entier regarde cette scène : non seulement ceux qui se trouvent là, mais encore tous les autres, ceux qui la contemplent de loin, de là où ils sont, aux confins de l’histoire et au-delà des horizons ; ceux d’autrefois et ceux des lendemains qui peinent, ceux de la vie qui traîne et cherche une sortie qu’elle ne trouve jamais ; tous ceux qui sont les frères du Crucifié, ceux qui partagent avec lui le sort atroce et l’injustice amère ; mais aussi ceux qui sont ses témoins silencieux, derrière la claire-voie du sacrement ou l’huis clos de l’adoration.
Et ce ne sont pas seulement les miséreux, les nombreux “crucifiés de l’histoire” — comme dit Jon Sobrino —. Même les puissants, même ceux qui semblent avoir tout réussi, sont convoqués à cette table où tout est remis en pleine lumière. Ils sont là aussi, réunis dans le plus vif étonnement, « les rois des nations qui commandent en maîtres, ceux qui exercent le pouvoir sur elles et se font appeler bienfaiteurs » (Lc 22,25), ceux qui pensaient pouvoir incurver, en leur faveur, le cours d’une histoire capricieuse et stérile. Chacun est renvoyé à lui-même, à l’espérance qu’il porte en lui et à ce qu’il aura laissé ruisseler, en sa vie, de cet amour qui veut inonder le ciel et la terre.
Siégeant au milieu d’eux, le Seigneur se fait connaître. « Ayant reçu une coupe », il s’apprête à sceller la Nouvelle Alliance, celle qui fera tomber toutes les chaînes, pour une aventure sans fin. Ces mêmes chaînes dont un ange délivra saint Pierre, afin qu’il soit le héraut de cette parole de feu qui nous libère et nous retourne vers la lumière. D’après le récit de cette grande visionnaire que fut la bienheureuse Anne-Catherine Emmerich, cette coupe reçue avait été offerte par Séraphia, la fille de Suzanne. Nous la connaissons sous le beau nom de Véronique — l’icône véridique —, depuis qu’elle épongea le visage du “Christ-aux-liens”, maculé de sueur, de sang et de crachats : cet agneau entravé par nos méfaits et destiné à l’abattoir vers lequel il marche sans mot dire… et sans maudire.
Or cette grande mystique décrit la scène suivante, dont elle fut témoin au cours de l’une de ses nombreuses extases : « Pierre et Jean parcoururent différents endroits de la ville afin de préparer la Pâque. Ils entrèrent dans la maison de Séraphia pour y chercher le calice dont le Seigneur voulait se servir pour l’institution de la sainte Eucharistie. » Et la bienheureuse ajoute encore cette troublante précision : « Ce calice est un vase merveilleux et tout rempli de mystère. Avant d’être acquis par Séraphia, il était resté longtemps dans le Temple, parmi d’autres objets d’une haute antiquité, mais dont on avait oublié l’origine. Je vois qu’il existait déjà au temps d’Abraham : le roi-prêtre Melchisédech l’avait apporté avec lui, lorsqu’il vint de Sémiramis pour fonder Jérusalem et il s’en servit pour offrir le pain et le vin en présence d’Abraham. Après quoi, il le légua au patriarche. »
Quoi que l’on pense de la véracité de ces faits, on doit convenir que nous sommes là en présence d’un symbole d’une grande portée. Cette coupe préservée par la Providence, depuis la nuit des temps, était destinée à servir au repas que Jésus partage avec ses disciples, la veille de sa Passion. Cet objet est, lui aussi, détaché de la longue chaîne du temps, afin de devenir, au cœur du monde, un vase d’éternité. Et chacun de ceux qui sont appelés à boire à cette coupe deviennent, eux aussi, des porteurs vivants de ce Mystère par lequel se manifeste le Royaume de Dieu : celui que le Christ est venu établir au milieu de nous, afin d’élever ses sujets à la liberté des enfants de Dieu. Ainsi débarrassés de leurs entraves, ils pourront œuvrer à la libération du monde envoûté par la voix de l’antique serpent. Car, en vérité, telle est la finalité de toute vie spirituelle ; telle est la voie royale que le Christ ouvre devant nous : celle d’une libération qui nous affranchit du spectre de la mort et nous donne, dès ici-bas, un avant-goût de cette liesse qui enivrera les convives, au festin des noces de l’Agneau.
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