Un être de chair
Jr 17,5-8 / Ps 1 / 1 Co 15,12-20 / Lc 6,17-26
« Maudit soit l'homme qui met sa foi dans un être de chair ! » vient de dire le prophète Jérémie (Jr 17,5). La voici qui montre à nouveau le bout de son nez, cette condamnation de la chair, humble porteuse de tous les maux les plus vils ! Comme si la chair – pourtant créée par Dieu – était irrémédiablement destinée à être mauvaise. Mais si cela était vrai, alors nous ne serions pas très éloignés des partisans de cet haïssable dualisme qui a prétendu, en tout temps, que l'esprit aurait été créé par Dieu, alors que le corps, lui, aurait été fait par le diable, pour nous détourner de la vérité.
L'Église s'est toujours opposée, au nom de l'Évangile, à cette terrible hérésie qui nous condamnerait tous à l'enfer, en nous enfermant dans un corps voué à la mort. Comme le rappelle saint Paul aux Corinthiens : « Le Christ, fait chair, s'est relevé d'entre les morts, lui, premier ressuscité parmi tous ceux qui se sont endormis » (1 Co 15,20). Mais on s'appuie souvent, pour condamner la chair, sur un autre passage de Paul, dans sa lettre aux Galates : « Les tendances de la chair – écrit-il – s'opposent à celles de l'esprit, et les tendances de l'esprit s'opposent à celles de la chair. Il y a là un affrontement qui vous empêche de faire ce que vous voudriez » (Ga 5,17).
Alors là, attention ! En bon disciple de Jésus-Christ, venu tout réconcilier en sa personne, Paul n'oppose pas la chair et l'esprit, mais l'homme charnel et l'homme spirituel. Et qu'est-ce que l'homme charnel ? Justement, celui qui abrite un conflit permanent entre la chair et l'esprit : il y a là un affrontement qui l'empêche de faire ce qu'il voudrait, dit Paul. Alors que l'homme spirituel, au contraire, est celui qui a établi la paix en lui et qui fait tout concourir au bien voulu par Dieu, le corps aussi bien que l'esprit. L'Adversaire – dont le nom (diabállō) signifie « division » – cherchera toujours à être un ferment de guerre, même au fond de nous-mêmes.
Au contraire, selon saint Léon le Grand, un devoir nous est fait de nous réconcilier avec notre propre nature. « Réveille-toi et reconnais la dignité de ta nature – dit-il –. Si, en Adam, elle a été dégradée, dans le Christ elle a été restaurée. Use des créatures visibles comme tu uses de la terre, de la mer, du ciel, de l'air, des sources et des fleuves. Tout ce qu'il y a en eux de beau et d'admirable, rapporte-le à la louange et à la gloire du Créateur. »
D'ailleurs, si nous reprenons la phrase de Jérémie citée au début, nous arrivons à la même conclusion... à condition, toutefois, de la lire jusqu'au bout : « Maudit soit l'homme qui s'appuie sur un être de chair, tandis que son cœur se détourne du Seigneur ! » (Jr 17,5). Ce qui est mauvais, ce n'est pas la chair, mais la chair coupée de l'esprit, la chair qui veut vivre pour elle, en vase clos, et qui, pour cela, se détourne du Seigneur et de son Esprit.
Cette chair-là, désertée par l'Esprit, devient une terre désertifiée. Sans le secours de la grâce – sans la rosée du ciel –, elle ne pourra produire que des épines et des ronces. Il n'y a rien à en tirer. L'homme qui s'établit ainsi dans une chair rendue orpheline de l'Esprit « sera comme un buisson sur une terre désolée, il ne verra pas le bonheur et aura pour demeure les lieux arides : une terre salée, inhabitable » (Jr 17,6).
En effet – et reprenons saint Paul –, si nous mettons notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes (1 Co 15,19). Si nous ne croyons pas au miracle de la résurrection, notre foi est vaine et nous sommes comme un fétu balayé par le vent. Or, la résurrection n'est pas seulement une espérance à venir : elle est une réalité présente ! Elle est à l'œuvre en ce monde que Jésus est venu habiter, en cette terre que sa grâce, à chaque instant, vient féconder. En l'homme nouveau, la puissance de la résurrection est agissante, pour lui et pour ceux qui l'entourent. Par sa lumière, elle chasse d'ores et déjà les ténèbres de la mort. Ah ! si nos yeux aveuglés avaient la possibilité de voir cela !
Mais non, dans l'oubli du Seigneur et de son Esprit de vie, nous continuons à mettre notre foi dans des êtres de chair, à donner du crédit à ce que nos mains peuvent toucher, à ce que nos yeux peuvent voir, à cette réalité transitoire, vouée à disparaître, puisqu'elle n'est que le miroir des réalités dernières vers lesquelles tend toute notre vie. Au lieu d'habiter le jardin pour lequel nous avons été créés – et qui est le jardin des évidences –, nous nous égarons au désert où nous mourrons de soif. Telle est notre triste condition... Plantes déracinées, privées de toute sève. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que Jésus, aussitôt après son baptême, commence sa mission par un long séjour au désert. Il est peut-être venu nous y chercher, nous qui nous sommes condamnés à l'aridité du cœur et à la sécheresse du sol. Et tant de moines et de moniales feront de même, à sa suite. Non pas pour abandonner le monde, mais pour le rejoindre en ce point où il crie sa désespérance de n'être qu'une terre inculte. Il existe d'ailleurs, à notre époque, certaines congrégations dont les membres choisissent de vivre en plein cœur de ces véritables déserts modernes que sont les villes. Il y eut un temps où, à Paris, pas moins de trois ermites vivaient cloîtrés, au sommet de trois clochers dont ils ne descendaient jamais, priant sur la ville et soutenant, invisiblement, le combat de tous ceux qui y peinent.
Que nous soyons à la ville ou à la campagne, tel est notre lot, aujourd'hui, sur cette terre qui erre dans un univers dépourvu de repères et qui ne sait plus très bien où elle va. Nous sommes pauvres, nous avons faim de la justice, nous pleurons parfois, désarmés par les épreuves qu'il nous faut traverser ; à tout moment, nous trouvons la haine au lieu de l'amour dont nous avons tant besoin et sans lequel nous ne saurions survivre ; et si nous osons encore parler d'espérance, on se moque de nous, on nous exclut ou on nous insulte. Et pourtant, d'ores et déjà, tels que nous sommes, nous voici proclamés bienheureux. Dès à présent, elle est à l'œuvre, en notre terre aride – et non loin d'elle –, cette floraison du printemps de l'Esprit.
Car la terre n'est pas condamnée ; la chair n'est pas vouée à la mort ou au péché qui l'entraîne : elle est promise à une vie qui dépasse tout ce que nous connaissons et qui portera à leur perfection ces instants de folle joie dans lesquels nous avons hésité à mettre notre foi. Oui, le Royaume des cieux est à nous, même si nous souffrons, et surtout si nous souffrons ! Oui, nous serons rassasiés et la bonne terre – à nouveau consacrée – nous appartiendra. Oui, nous serons consolés et les larmes de nos yeux seront essuyées. Oui, nous découvrirons que la lumière est plus forte que la nuit, la vie plus forte que la mort, et nous rirons de bon cœur, tant nous serons heureux. Oui, nous verrons Dieu et nous verrons alors qu'il s'est toujours tenu à nos côtés et que l'aurore qui nous guette, il la prépare depuis la nuit des temps. Comme lui seul sait le faire...
Buvons à la source de cette bonne nouvelle. Buvons-y goulûment, en plongeant notre visage dans ces flots bénéfiques qui nous viennent de loin et dévalent dans nos vallées de larmes. Alors notre feuillage – celui de la douce espérance – restera vert, même durant les saisons difficiles qui ne nous sont pas épargnées. Car la chair est soumise à de rudes tribulations. Chacun de nous le sait : fatigue, désespoir, deuil, maladie et autres épreuves. Ne demandons pas qu'elles nous soient forcément épargnées, mais demandons la grâce incommensurable de ne point y perdre notre humanité. Que la chair et l'esprit tiennent ensemble, dans la tourmente, et refleurissent en un même élan ! Et si, d'aventure, nous lâchons prise, parce que la mesure est comble et que nos forces sont à bout, que d'autres prennent le relais et nous soutiennent, comme nous le ferons aussi pour eux, en temps voulu. Personne ne remportera seul cette victoire où le sort de l'humanité tout entière est engagé. Ensemble faisons corps, pour n'avoir, ensemble, qu'un seul esprit : celui du Dieu des vivants qui, d'une pauvre réalité, fait naître quelque chose de nouveau.
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