Ouverts à la Gloire

Homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour ce 2ème dimanche de Carême

Gn 15,5-18 / Ps 26 / Ph 3,17 - 4,1 / Lc 9,28-36

En entendant ces lectures, vous êtes sans doute comme moi : vous vous demandez ce que peut signifier cette étrange scène où l'on voit Abram couper des animaux en deux (cf. Gn 15,9), et surtout quel rapport cela a-t-il avec la Transfiguration du Seigneur dans le récit qui vient de nous en être fait.

Certains commentateurs signalent qu'il s'agit probablement d'un vieux rite de vassalité – encore utilisé au Moyen Âge – où l'homme, qui faisait hommage lige entre les mains de son seigneur, passait entre les deux moitiés d'un animal, acceptant ainsi de subir le même sort s'il était infidèle à son engagement. Pour ma part, je vous l'avoue, cette interprétation un peu trop légaliste ne me convainc guère. Ces vieilles coutumes plongent leurs racines dans une mémoire qui dépasse largement le cadre d'un simple contrat juridique. Le texte reste obscur et laisse deviner une couche de rédaction beaucoup plus ancienne. Il faut donc aller plus profond pour rejoindre la signification symbolique de cet étrange épisode. D'ailleurs, l'explication que nous venons de mentionner reste bancale, puisque ce n'est pas Abram qui passe au milieu des dépouilles animales, mais Dieu lui-même, dont la splendeur est ici symbolisée par le brasier fumant et la torche enflammée. Abram, lui, ne fait qu'assister à la scène.

Le plus probable est qu'il faille mettre cela en rapport avec le mot utilisé en hébreu pour désigner ce qui est consacré au Seigneur : kadosh. Et ce mot signifie justement « séparé ». C'est en séparant Israël des autres peuples que Dieu en fait sa famille d'élection. Le thème est d'ailleurs constant dans la Bible. Dès les premiers jours de la création, c'est en séparant les choses que Dieu leur donne l'existence : il sépare le jour et la nuit, les eaux d'en haut et les eaux d'en bas, la terre et la mer ; et, finalement, c'est en séparant Adam et Ève qu'il met au monde deux créatures distinctes qui devront apprendre à se connaître et à s'aimer. Car, contrairement au diable qui divise pour opposer, Dieu, lui, distingue pour unir. Le chiffre 2 est pour le diable celui de la guerre ; pour Dieu, c'est celui de l'amour.

Et à l'image du sommeil mystérieux qui était tombé sur Adam, au moment de la naissance d'Ève, la même chose se reproduit, ici, avec Abram. Et les trois apôtres sont eux aussi envahis par un état de torpeur. « Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil » (Lc 9,32), nous dit saint Luc. Ce sommeil mystérieux est une préfiguration de la mort : seule porte par laquelle nous aurons accès au ciel. Et de la même manière, c'est par de « petites morts » – comme celles que nous nous imposons durant le carême – que nous touchons au mystère qui gît au fond de nous : celui d'une lumière enfouie, d'une gloire invisible, comme celle qui se cachait en Jésus et que personne n'était capable de contempler, jusqu'à ce moment-là : « Une nuée survint et les couvrit de son ombre... et ils y pénétrèrent », précise le texte de l'Évangile (Lc 9,34). Or, pour pénétrer dans quelque chose, il faut bien que cette chose s'ouvre, qu'elle s'écarte devant nous...

Nous voici donc sur le seuil du mystère : face à ce ciel qui s'ouvre sous les yeux ébahis des trois apôtres : « C'est ta face, Seigneur, que je cherche : ne me cache pas ta face » (Ps 27,8-9), venons-nous de chanter avec le psalmiste. De son côté, Abram entend ces paroles : « Regarde le ciel et compte les étoiles : ainsi sera ta descendance » (Gn 15,5). N'oublions pas qu'il est originaire d'Our, en cette Chaldée réputée pour être le berceau de l'astrologie. Seule sa descendance spirituelle est ici mentionnée, car – selon saint Grégoire le Grand – si le sable au rivage des mers fait référence à sa descendance charnelle, les étoiles dans le ciel désignent sa descendance spirituelle : nous tous qui sommes ses enfants par la foi. C'est donc bien vers le ciel que nous sommes invités à porter notre regard. Paul affirme lui aussi, dans sa lettre aux Philippiens, que nous sommes citoyens du ciel : « Certains ne pensent qu'aux choses de la terre ; mais nous, nous avons notre citoyenneté dans les cieux » (Ph 3,19-20).

C'est donc à cette hauteur-là que nous devons nous hisser. Mais attention : cela n'entraîne pas une fuite de nos responsabilités ici-bas, car ce ciel ne nous est donné qu'au cœur de notre réalité terrestre. C'est au milieu de ce que nous sommes, au milieu de notre chair elle-même, que passe la lumière : et c'est peut-être là que s'ouvre, à nos yeux, la signification des animaux partagés par Abram. Il y a, au milieu de ce monde, quelque chose qui n'appartient pas à ce monde : c'est la perle du paradis – bien sûr ! – mais elle est enterrée aux entrailles de la terre.

« Tu nous fais déjà citoyens des cieux et tu nous donnes d'anticiper la vie du monde à venir, tu nous accordes de pressentir ton ineffable beauté et tu ouvres nos yeux sur ton royaume qui est présent au milieu de nous », lisions-nous dans la prière d'introduction de l'office de laudes, ce matin. En vérité, la seule chose qui peut nous permettre de traverser indemnes notre misère présente et de toucher du doigt le mystère que nous sommes, c'est de découvrir cette perle cachée, ce mystère enfoui au sein de notre terre la plus profonde, au plus secret de notre condition terrestre. Il y faut de la persévérance et surtout le courage de s'ouvrir, de se laisser creuser. Accepter d'être séparés...

Et c'est là que nous retrouvons le lien avec le récit de la Transfiguration. Commençons par remarquer que Jésus – qui est l'amour incarné, c'est-à-dire la gloire du ciel qui brûle et transfigure la chair – y apparaît aussi entre deux êtres : Moïse et Élie qui sont, à eux seuls, comme les deux moitiés de l'Ancien Testament. Mais cette dualité qui se manifeste aux apôtres leur ouvre en même temps les vantaux de la gloire céleste. Et de quoi s'entretenaient-ils ? « Ils parlaient du départ de Jésus qui allait s'accomplir à Jérusalem » (Lc 9,31), c'est-à-dire des jours de la Passion, inséparables de ceux de la Gloire. Et nous voici de retour au commencement de cette réflexion, puisque, cloué sur la croix, Jésus est en quelque sorte séparé de lui-même : à la fois sacrifié et consacré.

« Au tombeau avec ton corps, aux enfers avec ton âme, tu sièges déjà, en esprit, à la droite du Père », s'étonne saint Jean Chrysostome. Oui, c'est bien cela que le Fils de l'Homme subit sur le Golgotha : en tant que Dieu et en tant qu'homme, il n'accepte de lâcher ni le ciel ni la terre. Et, puisque ceux-ci sont séparés par une terrible déchirure due au péché, il assume, en sa propre chair, ce terrible écartèlement et se retrouve lui-même comme coupé en deux, sectionné.

Nous le savons : un sort similaire nous attend, si nous voulons le suivre jusqu'au bout. Il faudra séparer, en nous, ce qui est propre au salut et ce qui s'en écarte irréversiblement : c'est cela l'œuvre de pénitence de ce temps de carême. C'est pourquoi la lamentation de Paul nous fend le cœur, elle aussi : « Je le redis en pleurant : beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ » (Ph 3,18).

Oui, séparer le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres est ce grand œuvre auquel nous sommes aussi convoqués. Cependant, ne doutons pas que ce travail n'aboutira pas à notre division, mais à notre unification. En mourant sur la croix, le Christ se sépare en quelque sorte de lui-même : sa part terrestre et mortelle – qui sera mise au tombeau – et sa part céleste et immortelle – remise aussitôt entre les mains du Père – sont distinguées. Mais elles seront réunies au moment de la résurrection ! La vie qu'il nous invite à vivre se fonde, elle aussi, sur ce paradoxe : celui qui perd sa vie, c'est lui qui la sauvera (cf. Lc 9,24). C'est en s'ouvrant qu'un fruit révèle sa saveur ; c'est en s'ouvrant que le cœur exhale son parfum de sainteté.

Ce jour-là, sur la montagne, « l'aspect de son visage devint étincelant et son vêtement, d'une blancheur extrême » (Lc 9,29). Première annonce de cette lumière qui ne se lèvera vraiment, qu'une fois franchie l'épreuve de la dislocation à laquelle le Fils de Dieu allait se soumettre pour notre salut. Dorénavant, il nous attend de l'autre côté ; et là-bas, « c'est lui-même qui transformera nos pauvres corps à l'image de son corps glorieux » (Ph 3,21).

William Turner, «Les pêcheurs en mer», 1796. Wikipédia.

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