L’ordination du Christ
Pr 8,22-31 / Ps 8 / Rm 5,1-5 / Jn 16,12-15
Cette année, pour la fête de la Trinité, je voudrais me tourner vers cette fresque que nous avons en face de nous et qui est une copie de la plus fameuse des icônes : la Trinité d’Andreï Roublev. On pourrait parler très longuement de cette splendide œuvre d’art et de son influence spirituelle aussi bien en Orient qu’en Occident. Les trois anges qui sont ici représentés sont ceux qui, au Livre de la Genèse, ont visité Abraham et que le patriarche a reçus comme des envoyés de Dieu. Toute la tradition voit dans ces trois messagers une préfiguration des trois Personnes divines. La première question qui vient à l’esprit est donc de savoir à quelle Personne divine doit être attribué l’ange du centre, celui de gauche et celui de droite. Et — nous allons le voir — résoudre cette énigme nous fournira une grande leçon de théologie.
Ce n’est pas sur la base de détails comme la couleur des vêtements, ou les objets qui entourent chacun des trois personnages que nous pourrons répondre à cette question. Il nous faut partir des fondamentaux ; et le premier d’entre eux, dans le cadre de la grande théologie de l’Orient chrétien, est celui de la monarchie du Père considéré comme source unique de la divinité, de qui procède le Fils et l’Esprit. Or, cette primauté implique, de manière évidente, que le Père soit placé au centre. C’est la place d’honneur dans toute cérémonie, le point vers lequel se dirige tout regard, le lieu de l’excellence et de la majesté. Lord Byron écrit très justement à ce sujet : « L’ange central revendique sa position focale comme une affirmation si forte que l’œil est presque contraint de reculer. Mais les deux anges qui le flanquent sont à même d’absorber cette force, de sorte que l’œil, au lieu de reculer, est appelé à une vivante communion. »
En outre, il y a un deuxième argument prioritaire : le fait que, selon le Credo, le Christ siège à la droite du Père. Il se trouve donc bien de ce côté-là — à la droite du personnage central — c’est-à-dire, pour nous, à la gauche de l’icône. On peut donc en déduire que le troisième ange, celui qui se situe à notre droite, est la figuration de l’Esprit Saint. Ajoutons encore une considération sur un détail qui n’est pas souvent prise en considération et qui a toute son importance. Je veux parler du fait que les pieds des deux personnages latéraux soient les seuls à être visibles. Cela nous rappelle d’abord que, par le truchement de son Fils bien-aimé, Dieu est venu fouler cette terre, y laissant sa trace pour toujours. Les pieds symbolisent bien ce mouvement de la divinité qui, se dépossédant du manteau de sa transcendance, vient « prendre le frais en nos jardins » (cf. Gn 3,8). Dieu affirme d’ailleurs que « la terre est l’escabeau de ses pieds » (Is 66,1). Mais les pieds de l’ange représentant l’Esprit sont visibles eux aussi. Il a en commun avec le Fils qu’il est mandaté à intervenir dans le monde créé. On peut en déduire que personne ne peut avoir accès au Père, si ce n’est par le Fils lui-même et dans l’Esprit. Ce sont eux qui sont envoyés par le Père, qui, lui, demeure inamovible. Tout ce qu’il a voulu montrer de lui, il l’a montré par le Fils et dans l’Esprit, nous donnant la possibilité d’en avoir la connaissance. Mais lui-même n’entre pas directement dans l’histoire des hommes : c’est pourquoi, ici, ses pieds restent invisibles. Le Père manifeste bien entendu sa puissance et sa miséricorde, mais toujours par le biais de son Verbe et de son Esprit, qui sont comme les deux mains qu’il plonge dans l’argile des origines, afin d’en tirer toute créature. Saint Théophile d’Antioche écrit, dans sa lettre à Autolycus : « C’est par son Verbe et sa Sagesse — cet Esprit de Dieu qui prenait la parole dans la première lecture (Pr 8,22-31) — que Dieu a fait toutes choses » et qu’il manifeste sa présence au monde.
En ouvrant cette fenêtre sur le ciel, Andreï Roublev nous invite donc à participer au mystérieux concile des trois Personnes divines. Or, en déterminant ainsi la position de chacune des trois Personnes divines, on se rend compte, avec une grande émotion, que le sujet de ce concile n’est autre que celui de la rédemption du genre humain. Comme cela avait été le cas, au moment de la création de l’homme — « Faisons l’homme à notre image ! » (Gn 1,26) —, la Trinité se concerte ici sur le meilleur moyen de sauver l’homme dévoyé par le péché. Ce concile, qui a lieu dans l’Éternité — c’est-à-dire en marge de toute chronologie — est celui où Dieu fixe, par avance, les desseins par lesquels il appelle tous les êtres à l’existence, par lesquels il les sauve de la perdition et les conduit à la gloire éternelle. Or, comment s’opère le salut du genre humain, sinon par le sacrifice que le Fils, par l’Esprit, offre au Père, en signe de l’Alliance nouvelle et éternelle ; sacrifice réactualisé dans chaque eucharistie célébrée par l’Église. On le voit aisément, c’est exactement ce qui est représenté ici. Les mains et les yeux des personnages parlent d’eux-mêmes et semblent nous dicter avec précision la leçon qu’ils nous donnent.
Au centre, le Père, le visage tourné vers le Fils et la main droite au-dessus du calice — dans la position proprement sacerdotale de la consécration —, semble lui montrer de quelle manière le salut sera sacramentellement accompli par lui. Il lui désigne cette coupe qui sera celle de sa Passion ; celle-là même que Jésus, au jardin des Oliviers, souhaitera voir s’éloigner de lui. Cette lecture de l’attitude du Père et du Fils n’est pas de l’ordre du détail. Au contraire : elle recèle sans aucun doute la leçon la plus importante de l’icône. On découvre là, en quelque sorte, le prototype de toute eucharistie, l’image même des Mystères célébrés dans le ciel de toute éternité. Le Père remet au Fils cette Coupe incomparable, dont l’Évangile de saint Luc précise qu’il l’a « reçue ». En effet, le récit de l’Institution commence par ces mots : « Ayant reçu une coupe et rendu grâce, Jésus dit… » Ce don de la coupe est loin d’être anodin, il désigne, en réalité, le sacerdoce éternel du Christ qui — en cette heure qui est de chaque instant — lui est conféré par le Père, afin que celui-ci le transmette aux apôtres et à leurs héritiers. Car, ainsi que le rappelle l’auteur de la Lettre aux Hébreux, « Nul ne s’attribue cet honneur à soi-même ; on y est appelé par Dieu. Or, il en est bien ainsi pour le Christ : il ne s’est pas donné à lui-même la gloire de devenir Grand Prêtre ; il l’a reçue de Dieu. » En conséquence, le véritable titre de cette icône pourrait être : « L’Ordination du Christ ».
En contemplant l’œuvre de Roublev à la lumière de cette interprétation, on se rend compte que le Christ est dans une attitude de profonde écoute, visiblement concentré sur ce que lui dit le Père. Pour souligner cela, je voudrais faire quelques remarques sur la « mise en scène » de cette icône. On remarque, en effet, que c’est bien le Père qui est en train de parler et que le Fils est en train d’écouter. Cette affirmation est confirmée par deux éléments déterminants que les acteurs connaissent bien. Le premier argument, facilement vérifiable dans la vie de tous les jours, est le suivant : lorsqu’une personne s’adresse à une autre, elle ne regarde pas ailleurs mais elle dirige toute son attention vers celui à qui elle parle. Alors que la personne qui prête son attention au discours qui lui est adressé regarde plutôt dans une autre direction : les yeux fixés sur un point précis ou perdus dans le lointain, elle est concentrée en elle-même. Un peu comme si le fait de favoriser, à ce moment-là, le sens de l’ouïe l’inclinait à mettre en sourdine celui de la vue. Quant au second élément, il est encore plus éclairant : en effet, en observant le « jeu » des personnages de l’icône, personne ne pourra nier que la bouche du Père est orientée vers le Fils, lequel, à son tour, tend une oreille attentive à ce que lui enseigne son Père.
Cette écoute filiale est une claire évocation de l’obéissance absolue que le Fils voue au Père, puisque le verbe « obéir » dérive du latin obaudire, qui signifie justement « prêter l’oreille » ou encore « accorder toute son attention ». On le voit, le Fils apprend la leçon du Père. C’est bien lui qui dira à ses disciples, la veille de sa Passion : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père ; et tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait pareillement. Car le Père aime le Fils, et lui enseigne tout ce qu’il doit faire. » Le Christ est ici destiné à être le Grand Prêtre qui sauvera l’humanité. Il ne s’attribue pas cet honneur à lui-même, il y est appelé par Dieu en personne qui lui dit : « Voici que tu es prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech. »
Or, s’il est clair que l’attention du Fils est portée de manière indéfectible vers l’enseignement du Père, c’est néanmoins vers l’Esprit que ses yeux sont tournés. Ne semble-t-il pas qu’il invoque son concours, afin que le Paraclet vienne parachever ce que lui-même aura accompli pour mener tous les hommes à la connaissance des Saints Mystères ? « Et moi — dit Jésus au cours de la Cène où il institue l’eucharistie —, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Paraclet, afin qu’il demeure éternellement avec vous. » Comme pour confirmer son action, on voit que l’Esprit étend aussi sa main en direction du calice, en préfiguration de cette épiclèse qui se réalisera sur l’autel, chaque fois que la liturgie sera célébrée, au cours de l’histoire humaine, et ceci en mémorial de l’action d’abord accomplie par le Fils au sommet du Golgotha. D’ailleurs, les yeux de l’Esprit, eux, sont fixés sur le calice par lequel les fidèles le recevront au plus profond de leur être, afin de devenir eux-mêmes le Corps du Christ et d’être ainsi introduits dans le mystère de la Sainte Trinité. Lue à partir de ces prémices, la leçon ici donnée ne devient-elle pas limpide ? On comprend notamment que l’action du Christ instituant l’eucharistie est bel et bien l’action des trois Personnes divines, inséparablement unies dans l’œuvre du salut. En vérité, on ne peut que tomber à genoux devant cette scène qui se trouve, à chaque instant, à l’origine de notre salut et devant laquelle nous ne pouvons que chanter une hymne de louange.
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