Les manœuvres de l’ennemi
Dt 26,4-10 / Ps 90 / Rm 10,8-13 / Lc 4,1-13
«Ayant ainsi épuisé toutes les tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé» (Lc 4,13). Cette déclaration, qui conclut le récit de saint Luc, est en droit de nous surprendre. «Ayant épuisé toutes les tentations…» Nous serions pourtant en mesure d’en citer de nombreuses autres. D’autant plus que celles qui sont ici mentionnées ne sont certainement pas celles qui nous menacent le plus fréquemment : changer des pierres en pain ne constitue pas vraiment un attrait prédominant dans notre vie de tous les jours, pas plus – je pense – que de nous précipiter du clocher de l’église pour voir si Dieu nous sauvera, ou d’espérer que l’on mette à nos pieds tous les royaumes de la terre (encore que cela semble mouvoir, en ce moment, certains chefs d’État assoiffés de pouvoir).
Alors, pourquoi saint Luc affirme-t-il que toutes les tentations possibles se trouvent épuisées dans ce triple épisode de la vie de Jésus ? Et en quoi ces étranges propositions faites par le diable pourraient-elles nous concerner ? À bien y réfléchir, on se rend compte que ces trois séductions, mises en scène par le tentateur, correspondent à trois catégories qui contiennent effectivement tous les péchés que nous serions susceptibles de commettre et que toutes trois ont à voir avec notre propension native à utiliser notre pouvoir personnel pour réaliser notre rêve de supériorité. «En vérité, nous sommes des êtres de pouvoir», confesse avec lucidité Olivier Turbat, dans son livre magnifique La fragilité et la grâce.
Notons au passage que cette réflexion pourrait bien nous être utile, en ce début de carême, puisqu’elle nous ramènera à l’humilité foncière de notre condition humaine et nous aidera ainsi à traquer tout ce qui, en nous, fait obstacle au seul pouvoir véritable : celui du Christ ressuscité que nous fêterons au terme de cette Quarantaine. Mais voyons cela de plus près.
La première offre de Satan se focalise sur notre relation avec la matière : «Change ces pierres en pain» (Lc 4,3). Non que l’acte soit en soi répréhensible – que fait un paysan qui tire sa subsistance de la terre, sinon changer, par son travail, les pierres en pains ?–, mais ce qui rend néfaste ce travail, ici, est qu’il procède d’une mauvaise inspiration. L’hégémonie que l’homme veut avoir sur la création et les résultats désastreux qui en résultent parfois est un bon exemple d’un tel pouvoir mal utilisé. Pour contrer cette inspiration diabolique, Jésus se réfère à la Parole de Dieu – qui est dans notre bouche et notre cœur (cf. Rm 10,8) et dont tout croyant peut s’alimenter–, c’est-à-dire à la bonne inspiration : celle qui fut mise en nous par le Créateur dès le commencement, alors qu’il nous donnait la royauté sur l’ensemble de la création.
Le démon change alors de tactique et va tenter d’éveiller une autre soif de pouvoir, celle que l’homme peut étendre sur ses congénères : «Je mettrai à tes pieds tout cet immense pouvoir et la gloire de tous ces royaumes !» (Lc 4,6). Évidemment, la deuxième tentation est encore plus grave, puisqu’elle ne se propose pas seulement d’exercer sa puissance sur la matière, mais sur nos semblables, sur des créatures pourvues par Dieu de raison, de liberté et de dignité. Pour obtenir ce résultat, certains n’hésiteront pas à séduire leur entourage, à se prosterner devant les autres, dans le but inavoué de les maîtriser. Or, Jésus s’appuie une fois de plus sur l’Écriture : «C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras et devant nul autre !» (Ex 20,3).
Face à la détermination de Jésus, l’adversaire adopte alors une dernière stratégie : la plus redoutable de toutes, celle qui induit le pécheur à chercher le moyen d’étendre son pouvoir sur Dieu lui-même… De fait, nous le faisons souvent, dans nos supplications ou nos revendications. «Jette-toi en bas ! Et Dieu donnera à ses anges l’ordre de voler à ton secours» (Lc 4,9). Cette fois, la mesure est à son comble ! Jésus barre définitivement le passage au mauvais esprit en lui interdisant de chercher encore à l’influencer : «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu !» (Dt 6,16).
Vu sous cet angle, le récit cesse complètement de nous être étranger et nous nous rendons compte que toutes les tentations possibles et imaginables ont trait à l’un de ces trois domaines : étendre son pouvoir sur les choses, sur les êtres ou – si cela était possible – sur Dieu lui-même. Voilà le rêve prométhéen de l’homme, celui qui, de tout temps, l’a poussé à se dresser contre la volonté du Seigneur, contre le bon ordre des choses, contre la vie ou simplement contre la paix qui devrait régner sur le monde. Voilà où nous en sommes, nous aussi, à quelques semaines de cette fête où nous avons le désir d’accueillir, jusqu’au fond de nous, cette lumière capable de chasser toutes les obscurités, tous les méfaits, toutes les distorsions dont nous sommes capables et coupables.
Or, il se trouve que l’Église, en sa sagesse, nous propose trois œuvres pour ce temps de carême et que chacune de ces trois œuvres est justement la réponse adéquate, l’antidote efficace à chacune des trois tentations citées par l’Évangéliste. Pour le faire, l’Église s’appuie sur le chapitre 6 de saint Matthieu qui nous était proposé comme lecture, il y a trois jours, à l’occasion du mercredi des cendres : ces trois antidotes sont le jeûne, l’aumône et la prière qu’il nous est demandé de pratiquer sans ostentation, non pas pour plaire aux hommes (ou à nous-mêmes), mais au Père qui voit dans le secret des cœurs où il habite.
Dès qu’on y pense, la relation saute aux yeux : le jeûne nous entraîne à la maîtrise de notre désir d’avaler le monde et de soumettre la création à notre service ; l’aumône – et tout acte de charité– est l’inversion de notre tendance naturelle à profiter des autres en les inféodant à notre bon vouloir ou à notre plaisir ; la prière est l’occasion de demander à Dieu que sa volonté soit faite et non pas la nôtre et, par conséquent, le rejet de toute tentative de manipulation de ses vouloirs souverains.
Ainsi, au désert, avant même que ne commence sa vie publique, Jésus nous donne une grande leçon en nous montrant comment nous opposer aux manœuvres de celui qui veut notre perdition. Flattant nos appétits, même légitimes, il nous propose une liberté mensongère qui, au terme, deviendra notre plus sûr esclavage, puisque nous ne saurons plus résister à nos penchants et à nos caprices. Manger à sa faim, établir de libres relations d’amitié, se tourner vers Dieu pour lui confier nos aspirations : rien de mal en cela. C’est bien la raison pour laquelle l’antique serpent nous tente sur le versant de ces actions qui sont bonnes, en principe, afin de les détourner de leur bonté et d’en faire des pièges pour nos âmes ainsi captivées. On n’attire pas les mouches avec du vinaigre, c’est connu ! La proposition du diable n’est jamais le mal en soi, mais le mal déguisé en bien et, souvent, drôlement bien déguisé ! Voyez la perfidie du tentateur !
Et c’est cela, la suprême perversion : une offre alléchante qui semble être en faveur de notre santé morale ou physique et qui cache la pointe acérée destinée à nous blesser. Le malin lui-même a recours à la Parole de Dieu pour y dissimuler ses mensonges. Mais finalement, quel intérêt peut-il donc trouver dans le fait de nous tromper ? Un moment de jouissance, sans doute, mais à la fin, que lui en reste-t-il ? En fait, sa stratégie est bien plus redoutable : en pervertissant ce qui est bon en nous, il cherche à nous pousser à renoncer à ces moyens capables de nous orienter vers le salut, en nous faisant croire qu’ils sont mauvais en soi. Ou, si vous préférez, en nous enlevant l’échelle du paradis, en nous incitant à ne pas l’utiliser, sous prétexte qu’elle n’est pas placée sous le bon arbre !
«Le mal se cache toujours derrière le bien – écrit Henri Suso–, mais ce n’est certes pas une raison pour renoncer au bien…» Non, ce qui nous est demandé est de rectifier, avec patience, notre conduite souvent faussée : celle qui nous incline à mal orienter le bien qui est en nous. Maîtriser et non pas mépriser notre corps ou notre âme. C’est en cela que consiste notre grand œuvre de carême. Que le Christ nous soit en aide, lui le Vainqueur des puissances du mal !
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