L'eau et le vin
Is 62,1-5 / Ps 95 / 1 Co 12,4-11 / Jn 2,1-11
Chez nos frères d'Orient, saint Jean est appelé le “théologien”. Avec saint Grégoire de Nazianze et saint Syméon le Nouveau Théologien, ils sont les seuls à porter ce titre de gloire. Mais Jean, bien entendu, est le premier de tous. Son Évangile est prodigieux: le disciple bien-aimé l'a médité pendant plus de soixante ans avant de le mettre par écrit. Pour rédiger ce texte, vers la fin de sa vie, il s'est servi, comme le faisait Jésus, d'un langage symbolique d'une richesse exceptionnelle, un langage que presque deux mille ans de commentaires exégétiques n'ont pas fini de déchiffrer.
Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée. « Que sont ces noces – interroge Fauste de Riez, abbé de Lérins au Ve siècle –, que sont-elles sinon les vœux et les joies de l'humanité sauvée, célébrés le troisième jour, dans le mystère de ce chiffre qui désigne la résurrection ? » Le fait que Jean fasse débuter la vie publique de Jésus dans le cadre d'un mariage n'est certainement pas dû au hasard. Ici, comme dans tous ses écrits, il existe différents niveaux de lecture qui ne s'ouvrent à nous que dans la mesure où nous avons aiguisé notre attention et notre disposition à être illuminés par l'Esprit. Dans ce passage que nous venons d'entendre, Jean se sert d'un langage imagé pour nous transmettre quelque chose qui va beaucoup plus loin que ce qu'il semble nous dire au premier abord.
Donc répétons la question : pourquoi la mission de Jésus s'inaugure-t-elle au cours d'un repas de noces ? Ne serait-ce pas justement parce que l'auteur veut montrer, dès le départ, que la finalité de la vie chrétienne est justement celle de l'union : union de la créature et de son Créateur, union du ciel et de la terre, du Père, par qui nous avons été créés, et de cette “Mère nourricière” dont il nous a tirés. « Car le Seigneur t'a préférée, et cette terre deviendra l'Épousée ; comme un jeune homme épouse une vierge, ainsi le Seigneur t'épousera » (Is 62,4-5), chantait à l'instant le prophète Isaïe.
Dans sa prédication, Jésus a souvent recours à l'image d'un banquet pour parler du Royaume de Dieu. Ce qui nous est montré ici touche au plus intime de notre vie chrétienne et manifeste, sur la terre, la gloire en vue de laquelle nous avons été créés. Marie dit aux serviteurs de la noce : « Faites tout ce que mon fils vous dira » (Jn 2,5). Et les mêmes paroles, elle nous les adresse à nous aussi. Elle sait bien que ce qui doit advenir ne viendra que par Lui et qu'en épousant sa volonté, nous deviendrons, nous aussi, les instruments de ses desseins pour le monde et pour l'humanité. Cette pleine disposition à accomplir la volonté du Christ, à laquelle la Mère de Dieu nous invite, est la seule attitude capable d'accomplir de véritables miracles, comme cela fut le cas, ce jour-là, à Cana.
Mais, on le sait, saint Jean n'utilise jamais le mot de “miracle”. Il le remplace par celui de “signe”. En effet, pour lui, ce qui compte n'est pas le prodige qui peut avoir lieu, mais ce que cela signifie pour ceux qui en sont témoins. L'important n'est pas dans le visible, mais dans l'invisible, c'est-à-dire dans l'événement spirituel qui, le cas échéant, peut être accompagné d'un signe visible, comme une guérison, une multiplication d'aliments, un phénomène qui défie les lois de la nature ou toute autre manifestation de la grâce. Les miracles existent bel et bien! Mais ne nous laissons pas distraire par eux : allons immédiatement à l'essentiel.
À Cana, l'essentiel n'est pas que l'eau ait été miraculeusement transformée en vin, comme s'il s'agissait d'un tour de prestidigitation. Jésus ne joue pas à cela! Ce qui compte, c'est ce que saint Jean veut nous enseigner, en nous relatant cet épisode placé au début de la vie publique du Messie. Et pour rejoindre cet enseignement, il nous faut avoir recours à la métaphore dans laquelle le disciple bien-aimé est passé maître. Dans son Évangile – et les exemples en sont très nombreux – l'eau représente l'amour humain. C'est ce don primordial sans lequel nulle vie ne serait possible. Comme le corps a besoin d'eau pour survivre, l'âme a soif de cette eau vive qu'est l'amour qui abreuve la terre. Et si l'eau est le signe de l'amour humain, bien sûr le vin devient, ici, celui de l'amour divin dont le mystère nous sera révélé au cours de la Dernière Cène.
Mais cet Évangile nous dit encore quelque chose de plus : ce vin ne tombe pas du ciel : il provient de l'eau miraculeusement transformée par l'action de la grâce. En effet, il est évident que celui qui, par son Verbe, a tiré l'univers entier du néant aurait pu faire apparaître ce vin dans des jarres vides. Mais lui-même insiste pour qu'elles soient préalablement remplies d'eau. Et on précise même qu'elles le furent jusqu'à ras bord (cf. Jn 2,7).
La leçon est limpide : au banquet des Noces Éternelles, le mystère de l'amour divin se révélera à partir de la transformation de l'amour humain tel que nous l'aurons vécu sur la terre. Nous n'avons point d'autre chemin, pour connaître ce mystère incommensurable, que celui qui commence, ici et maintenant, par la pratique – même imparfaite – du seul amour dont nous soyons capables : l'amour humblement humain. En conséquence, une grande quantité d'amour humain – les jarres remplies jusqu'à ras bord – correspondra à une même abondance d'amour divin. C'est en ce sens que chacun reçoit selon la mesure qu'il aura lui-même utilisée (Lc 6,38).
La leçon s'impose : non seulement l'amour humain est bon et indispensable à la vie – comme l'eau qui est délicieuse dans la gorge de l'assoiffé –, mais, en plus, l'amour humain est indispensable pour que se révèle en nous le miracle de l'amour éternel et que puisse avoir lieu cette intime transformation à laquelle nous sommes appelés à collaborer.
L'amour humain – nous le savons trop bien –, lorsqu'il est livré à lui-même, s'épuise rapidement. Il finit par tourner en rond sur lui-même ou par perdre sa vertu. Mais irradié par le rayon du pur amour qui vient du cœur de Dieu, non seulement il n'est plus victime de l'usure du temps, mais il se fortifie et devient de plus en plus fort. Il en est de même avec l'eau et le vin : l'eau conservée trop longtemps dans un récipient finit par se gâter et devient impropre à la consommation. Alors que le vin, lui, au fil des années, se bonifie et gagne en noblesse. Si le meilleur vient au début, dans nos amours humaines, c'est le contraire qui se produit, lorsque ce même amour est transfiguré pour se changer en un nectar sublime qui nous procure cette divine ébriété dont parlent si souvent les mystiques. De cette ambroisie que le Christ offre aux commensaux, l'Évangile prend d'ailleurs soin de préciser que le meilleur fut gardé pour la fin (cf. Jn 2,10).
Il semble qu'au tout début de sa mission, Jésus n'était encore entouré que de six disciples : Jacques et Jean, Pierre et André, Philippe et Nathanaël ; les autres ne viendront que plus tard. Les six jarres dont nous parlent ce récit seraient donc les six apôtres en question, et la leçon silencieuse que Jésus dispense à cette occasion leur est directement destinée. « Vous voulez vous enivrer de l'amour divin et jouir de sa délectation ? Commencez d'abord par vous remplir d'amour humain : le seul dont vous soyez capables. Et faites-le jusqu'à ras bord – une mesure pleine, tassée, bien secouée (cf. Lc 6,38) –, pour que vous puissiez bénéficier de la plénitude des dons de Dieu et être mes témoins par toute la terre. Oui, c'est ainsi que Jésus leur manifeste sa gloire...»
Son premier miracle est donc de changer l'amour humain en amour divin. Et, en vérité, Jésus n'a jamais fait d'autres miracles. Mais dès que celui-ci se produit, les aveugles voient, les boiteux marchent, les malades guérissent, les cœurs se convertissent, les démons s'enfuient, les morts se lèvent. Pour cette même raison, l'amour que nous sommes appelés à vivre peut être à la fois une rencontre avec l'ange du Seigneur, une traversée de la Mer Rouge, un exorcisme, une multiplication des pains, une marche sur les eaux, une guérison miraculeuse, une pacification des tempêtes, une transfiguration, une célébration de l'eucharistie, une résurrection de la chair. Chez Jean, tout s'enchaînera selon cette logique, mais à condition, bien sûr, de ne pas avoir manqué les prémices de son enseignement. Heureux sommes-nous d'être invités au banquet des Noces de l'Agneau, puisque c'est là que nous verrons, de nos propres yeux, ce qui a été mis en œuvre, dès le commencement, tout au fond de nos cœurs avides.
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