Le frère universel

  • Fr. Guy

Charles et ses amis et amies

Mon blog a déjà noté, bien que de façon succincte, la canonisation de Charles de Foucauld survenue à Rome le 15 mai dernier. Il est temps de rapporter des réflexions plus approfondies sur la personnalité du nouveau saint et sur la marque qu’il ne cesse d’imprimer sur les enfants de ce siècle.

Deux textes sur Charles de Foucauld :

Charles Wright

Le premier texte est constitué de larges extraits du livre : Le chemin des estives (Flammarion, Paris, 2021), une œuvre de Charles Wright, aspirant jésuite. Avant tout engagement, il pérégrine avec des compagnons sur les sentiers du Massif Central français, habité par l’expérience spirituelle de Charles de Foucauld.

« Comme nous cherchions un lieu d’arrivée pour notre voyage, un but à ce pèlerinage, j’ai proposé l’abbaye Notre-Dame-des-Neiges, la trappe où Charles de Foucauld s’est enfermé quelques mois, en 1890, avant d’aller poursuivre ailleurs, plus loin, son destin météorique – il faut dire que le vicomte fait partie de ces êtres suprêmement libres qu’on n’enferme pas aisément entre quatre murs. Depuis longtemps, je nourrissais une dévotion pour ce frère d’âme mort dans l’indifférence générale dans un coin du Hoggar algérien en 1916. La vie de ce dandy agnostique, devenu officier de cavalerie, puis explorateur géographe, avant d’être saisi par le Dieu chrétien et de se lancer dans l’aventure spirituelle, m’attirait comme un aimant. Je me plaisais à relever les similarités biographiques ou les concordance de tempérament qui existaient entre nous : une adolescence agitée, une conversion tardive, une inaptitude à entrer dans le rang, des tiraillements incessants entre des aspirations contradictoires – une âme de chartreux et un cœur de jésuite –, le désir permanent d’un ailleurs plus comblant qui donnait à nos existences l’allure d’un feuilleton à rebondissements, l’amour de la solitude, le goût de la liberté, l’appel de l’inconnu, le désir d’inventer sa vie et de rester coûte que coûte fidèle aux exigences de sa voix intérieure… Nos saints de prédilection sont des projections de notre être profond : ils ne dévoilent pas seulement qui nous sommes mais aussi celui que nous aspirons à devenir. Au fil des ans, Foucauld était devenu plus qu’un compagnon : une lumière sur ma route, quelqu’un qui m’aidait à vivre.

Je trouvais admirable l’audace avec laquelle cet irrégulier solitaire s’était libéré de tous les carcans, y compris religieux, pour se tailler une vocation à la mesure de sa personne singulière, de son gabarit unique.

Charles était aussi pour moi le type achevé de l’humanité évangélique : il me montrait ce qu’il advient à un homme qui se laisse saisir par le Dieu des béatitudes. Au fil d’un itinéraire chaotique, son cœur de pierre était devenu un cœur liquide ouvert au flot des autres, notamment aux Touaregs dont il a sauvé la culture par de patientes études ethnographiques qu’il faisait souvent passer avant le bréviaire et l’adoration. Le saint-cyrien volontariste, transmué en trappiste à l’ascèse sauvage, puis ermite crispé sur ses règlements, s’était peu à peu assoupli en un homme doux et humble qui, parvenu à maturité spirituelle à Tamanrasset, ne se regardait plus le nombril mais vivait libre et détaché de tout, dans un grand dénuement et dans l’acceptation simple et joyeuse du réel.

Élevé dans la foi du concile de Trente, qui professait qu’en dehors de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, il n’y avait pas de salut, Foucauld a accompli un chemin étonnant pour parvenir à voir en chaque humain un frère. Dans le visage des Touaregs musulmans, il contemplait la beauté de Dieu. Le « frère universel » est l’inspirateur des moines de Tibhirine, mais aussi le précurseur de Gandhi, de Luther King et de Mandela.

Et puis je trouvais réjouissant que l’aristocrate ait tourné le dos à l’opulence de la modernité industrielle en train de naître – au moins pour lui-même, car pour aider les autres il ne boudait pas les aménités apportées par la technique –, et qu’il ait opposé aux mirages du progrès ce qu’il appelle la « vie de Nazareth », une vie de pauvreté, toute rudimentaire, sans confort. Il me semblait que ce choix contestataire avait quelque chose à dire à notre époque envahie par les prothèses technologiques : c’était une invitation à préférer la beauté simple d’une existence ordinaire et incarnée aux promesses des cyborgs et de la réalité augmentée.

Bref, il me plaisait de marcher sur ses pas. (p. 31-34)

De son vivant, Foucauld, lui, n’a rien fondé, si ce n’est une modeste union de baptisés vouée, discrètement, en dehors des pesantes machineries religieuses, à ensemencer le monde avec l’Évangile. Lorsque Charles est assassiné en 1916, ils sont à peine quarante-neuf à le suivre dans cette minuscule confrérie de « missionnaires isolés », comme il les désignait, des hommes et des femmes aventurés en avant-garde dans les déserts spirituels contemporains. À l’époque où l’Église célébrait sa puissance avec ses œuvres, ses miracles, ses bataillons de congrégations, Foucauld traçait un autre chemin. Je crois qu’il sentait qu’il est impossible à une institution ou à un homme de connaître la gloire sans méfait pour son âme, et que les échecs sont finalement ce qu’il y a de plus intéressant et fécond dans nos vies. Aujourd’hui, pour le moins, cette idée n’est pas à la mode. Le monde actuel plébiscite la performance. Il faut tout réussir, sa carrière, sa famille, son couple. Avec l’inflation des discours sur la résilience, cette injonction touche même nos souffrances et nos deuils qu’il faut surmonter afin de pouvoir dire comment l’épreuve nous a rendus plus fort ! Foucauld est un puissant antidote contre cette idéologie. Voilà, à vues humaines, un homme qui a tout raté : pas de disciples, pas de fondations spectaculaires, pas une seule conversion de Touaregs en vingt ans ! Même sa mort, un banal accident, a été loupée, lui qui rêvait de mourir en martyr. Personnellement, je trouve ces déconvenues réjouissantes. (p. 56)

Sur le berceau du vicomte, les fées ne se sont pas penchées. Charles, c’est d’abord le prénom de son frère aîné mort à la naissance – d’emblée, son existence est placée sous le patronage d’un fantôme, d’une ombre. Puis, à cinq ans, lui et sa petite sœur perdent coup sur coup leur mère et leur père. Trois mois plus tard, c’est la grand-mère maternelle qui s’en va sous leurs yeux, raflée par une crise cardiaque. Pour un gamin, cela fait beaucoup d’épreuves ! Mais Foucauld trouve de l’affection chez son grand-père, le colonel de Morlet, un militaire à la retraite qui le recueille et l’élève. Dans l’amour sans limite de cet homme au cœur d’or, il puise la force de réaliser si ce n’est une « résilience » – ce vocable à la mode suggère que nos souffrances se volatilisent, qu’on repart à zéro, alors que les blessures ne disparaissent jamais, on essaie plutôt de vivre avec –, en tout cas une extraordinaire capacité de rebond, de confiance, de vie, dont son itinéraire bondissant est la meilleure preuve. (p. 96-97)

Charles de Foucauld, lui aussi (comme Arthur Rimbaud), a connu cet ennui, ce vague de l’âme. Il vient de quitter la foi, tranquillement, sans révolte – à la différence d’Arthur qui inscrit « merde à Dieu » sur les bancs de l’école. Peu à peu, les dogmes du christianisme lui paraissent des sornettes, et les articles du credo tombent comme des écorces mortes. « Je restai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité, aucune preuve ne me paraissant assez évidente. Je vivais comme on peut vivre quand la dernière étincelle de la foi est éteinte », écrira cet agnostique. Dans la foulée, le jeune homme s’émancipe, se « lâche ». Ce cheval fou mène une vie d’excentricités, cultive un certain raffinement, le goût précieux. « Je passais toute la journée au lit à fumer mon narghilé », dit-il. Pour faire plaisir à son grand-père, militaire de métier, il se lance à reculons dans la carrière des armes. Lui qui déteste les groupes et la discipline n’est pas fait pour ce métier. En vrai, il n’aime que les grands larges, l’exploration solitaire, et rêve d’être marin. Évidemment, Saint-Cyr est un pensum. Il y nourrit une haine tenace de la caserne et de l’embrigadement. Puis l’année de ses vingt ans, c’est la mort de son grand-père adoré. Charles reçoit un rude choc affectif. Il hérite aussi d’une fortune colossale, qu’il flambe en donnant des fêtes fastueuses pour ses camarades de Saint-Cyr, puis de l’école de cavalerie de Saumur – évidemment, cet impétueux a choisi la cavalerie, c’est-à-dire la vitesse, l’exploration, l’aventure. Plus tard, en garnison à Pont-à-Mousson, où il s’attire une réputation de dandy provocateur, le fêtard fait venir des cocottes pour égayer les soirées du mess. Mais en vérité, la nuit, les mondanités lui laissent au cœur un grand vide et à la bouche un goût de cendre. « La tristesse me revenait chaque soir lorsque je me trouvais seul dans mon appartement, écrit-il. Elle me tenait muet et accablé pendant ce qu’on appelle les fêtes : je les organisais, mais le moment venu, je les passais dans un mutisme, un dégoût, un ennui infinis. » Foucauld est ce jeune homme triste au milieu des fêtes. Un ennui profond, proche de celui qui accablait Rimbaud à Charleville, l’enténèbre. Un ennui métaphysique, existentiel. Le sentiment de ne pas être comblé. Une pénurie d’être. (p. 155-157)

Les arbres ont des vertus morales, rebondit Parsac. Observe celui-là, dit-il en désignant un hêtre, vois le balancement de ses cimes, la douce inclinaison de ses feuillages. Dans la bourrasque, il ne s’oppose pas, mais manifeste une extraordinaire souplesse, comme s’il composait avec l’adversité, avec les contingences. C’est une leçon d’indifférence, d’abandon. On dirait le Foucauld arrivé à maturité spirituelle, lorsque, à Tamanrasset, il vit dans l’acception (acceptation !) joyeuse du réel, et consent à tout ce qui lui arrive, le meilleur et le pire.

Cette grande détente, il faut savoir que le vicomte l’a acquise avec patience et longueur de temps. Car Charles a d’abord été un homme d’une volonté de fer, d’une énergie farouche, d’une turbulence explosive. Une personne tenaillée par une instabilité chronique, abonnée aux rebondissements, changeant sans cesse de condition, troquant le costume d’officier de cavalerie, pour celui d’explorateur, de moine, d’ermite, de prêtre, puis de « défricheur évangélique », enfin, dans le désert du Hoggar, auprès des Touaregs dont il devint l’ethnologue et l’ami. Dans une lettre à Henri de Castries, il parle de la « région du beau fixe, au-delà des nuages, dans l’éternelle vérité et l’éternel amour ». À nous qui sommes empressés de trouver la paix, il est bon de se souvenir que le saint du Sahara n’a atteint ces contrées qu’au terme d’un long chemin. Il faut du temps à la grâce pour investir un homme et assouplir son cœur… (p. 168-169)

Charles de Foucauld, lui aussi, aurait pu devenir l’un des grands ethnologues de son temps, le Lévi-Strauss de la Belle Époque, un autre Durkheim ou Marcel Mauss. À vingt-trois ans, au cours d’une campagne militaire dans le Sud oranais avec le 4° chasseur d’Afrique, son régiment, ce lettré fêtard brave le danger et se révèle un soldat et un chef. Dans le feu de l’action, un autre homme apparaît : énergique, courageux, ascétique, animé par le goût du risque et de l’action d’éclat. Un Lawrence d’Arabie avant l’heure. L’expédition terminée, Charles prend congé de l’armée. Il s’en explique à son ami d’enfance : « Je déteste la vie de garnison. Je trouve le métier des armes assommant en temps de paix. À quoi bon traîner sans aucun but une vie où je ne trouve aucun intérêt : j’aime bien mieux profiter de ma jeunesse en voyageant. » L’Afrique lui a fait comprendre que sa vocation n’est pas d’être soldat, mais explorateur pour arpenter une mappemonde encore trouée de terrae incognitae. À vingt-quatre ans, tournant le dos à son passé de jouissance, il décide de se lancer en solitaire dans une exploration clandestine. Fasciné par l’Orient et le monde musulman, il jette son dévolu sur le Maroc, pays encore « insoumis » et interdit aux Européens. Pendant un an, il prépare cette aventure périlleuse. « J’apprends l’arabe et à me servir du sextant » écrit-il. Puis en 1883, déguisé en rabbin pour passer inaperçu, il parcourt trois mille kilomètres à travers le Maroc. Chaque soir, en cachette, il prend des notes, établit des relevés, des croquis. Ce voyage d’exploration scientifique est un exploit. Reconnaissance au Maroc, sa relation, lui vaut la célébrité et la reconnaissance du monde scientifique. La Société de géographie de Paris lui décerne même sa prestigieuse médaille d’or. (p. 183-184)

Que de pieuseries ont été écrites sur son passage dans le confessionnal de l’église Saint-Augustin, en 1886 ! Pour imposer l’image du rebelle terrassé par la grâce, les vendeurs de littérature sulpicienne ont présenté la chose comme une rupture radicale avec sa vie d’avant, censée n’avoir été que débauches, mondanités, égarement dans l’extériorité. Charles devait être ce mécréant qui se prenait un coup de grâce comme on reçoit un coup de massue. En vrai, ce qui se passa dans le confessionnal de l’abbé Huvelin n’a pas été le foudroiement d’un débauché. Le retournement du cœur de Charles fut l’aboutissement d’une longue recherche. Entre sa vie de désordre et ce matin de l’an de grâce 1886, il y a eu l’ascétisme de son exploration marocaine, puis des années de recherches philosophiques, de quête de la vérité. – Et puis, au fond, dans son itinéraire spirituel, 1886 n’est qu’un coup d’envoi. La conversion est l’œuvre d’une vie, un travail de chaque jour. Foucauld en vivra toute une série, jusqu’à celle de l’hiver 1907, peut-être la plus déterminante. À Tamanrasset sévit une sécheresse terrible : sans l’hospitalité de ses voisins nomades qui récoltaient le lait de chèvre dont ils auraient eu besoin pour leurs propres enfants, Charles serait mort. Jusqu’à cet épisode, il se voyait en sauveur, mais c’est lui qui est sauvé par ces Touaregs à qui il pensait apporter le progrès ! À partir de là, il abandonne toute idée de prosélytisme, de conquête. Au lieu de chercher à ramener les autres à soi, il se décentre de lui-même, entre dans une démarche d’hospitalité, se met à étudier leur culture, à pratiquer envers eux un amour gratuit, débarrassé de tout intérêt, de toute arrière-pensée. C’est l’éclosion du frère universel… (p. 201-202)

Dans la Vie de Charles de Foucauld (Jean-François Six, Livre de Vie, 1962) j’ai découvert un épisode mystérieux, méconnu : une fugue accomplie par Charles lorsqu’il était étudiant à Saumur. Pendant plusieurs jours, le cavalier a eu les gendarmes à ses trousses. On a fini par le retrouver dans un village du Maine-et-Loire, déguisé en clochard, loqueteux, misérable. Charles errait dans la campagne. Il mendiait son pain.

Évidemment, cette échappée me réjouit. Elle me rend ce frérot encore plus proche. Comme nous, il a connu les galères et les joies du dépouillement. Lui dont l’ambition sera de « passer obscur sur la terre comme un voyageur dans la nuit » pourrait être à nos côtés sur les routes d’Auvergne, riant de bon cœur à nos blagues de potache.

En même temps, comment ne pas déceler dans cette histoire de déguisement la manifestation d’un mal-être ? Un désir de changer d’identité et de rechercher une sorte de virginité sociale de la part d’un jeune homme que des deuils précoces, l’absence d’une vocation claire et une perpétuelle insatisfaction rendaient mal dans sa peau ? Charles sera longtemps un homme aux visages changeants, à la recherche hésitante. Pour truquer une identité qui ne le satisfaisait pas, il se camouflera dans divers accoutrements religieux. Mille fois, il se métamorphosera en faisant valser les signatures au bas de ses lettres – fr. Marie-Albéric, frère Charles, frère Charles de Jésus… Puis, dans les années 1910, comme réconcilié avec son histoire, voici qu’il abandonne le scapulaire, le signe du Sacré-Cœur, et le visible rosaire gros grains qui encombraient sa gandoura. Désormais, il porte une discrète tunique blanche, comme celle de ses amis touaregs. Il renoue aussi avec son nom de naissance et signe sa correspondance d’un simple « Charles de Foucauld ». Fini les accessoires religieux, plus besoin de toute cette plâtrerie identitaire ! Grâce à l’Évangile, Charles est enfin devenu lui-même… (p. 206-207)

« Jamais arrière ». Dans la montée du puy de l’Angle, je me dis que cette sentence familiale, Charles l’a appliquée à sa propre existence, qui fut une cavalcade incessante, un mouvement à l’infini. « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher », a écrit le jésuite Michel de Certeau. Le saint de Tamanrasset fut un homme de cette trempe-là, sans cesse en train d’avancer, en quête d’une terre qui n’en finit pas de se dérober sous ses pieds. Ce pèlerin qui n’arrive jamais a compris que le bonheur n’est pas un arrêt, mais une marche éperonnée par un désir. Sans cesse, il faut aller plus loin. S’expatrier de ses idées, se dépayser de ses certitudes, repartir de l’avant, conformément aux intuitions des Pères de l’Église pour qui Dieu est l’éternellement recherché. (p. 234)

On nous a appris qu’il fallait à tout prix laisser une trace, imposer sa présence, conquérir des positions. Ici, nous renouons plutôt avec la sagesse des Indiens, des sages et des ermites : ne pas peser, s’effacer, poser le pied le plus légèrement possible sur la terre. Et puis savoir se retirer, comme le font toutes les majestés dignes de ce nom : la mer, le soleil, la lune. À la fin de sa vie, à Tamanrasset, Foucauld est devenu l’un de ces hommes qui ne pèsent plus, et laissent les autres exister devant lui. Chez cet ancien volontariste, il y a désormais un effacement, une déprise de soi, une ténuité d’être, qui font penser à l’admirable phrase de Jankélévitch : « Le plus d’amour possible dans le moins d’être possible. » Si sainteté de Foucauld il y a, elle tient dans cet évidement de l’ego. Charles a renoncé à tous ses fantasmes de grandeur. Il ne se regarde plus, mais s’efforce chaque jour d’aimer davantage, gratuitement, sans attendre de résultats, et sans se troubler de ses échecs. Il aime pour aimer, parce qu’il sait que l’amour est l’autre nom de Dieu. (p. 242-243)

Charles et Arthur (Rimbaud) se ressemblent comme deux gouttes d’eaux : même art virtuose de la disparition, égale intolérance à la banalité, fuite des engouements faciles, des mesquineries et des hypocrisies, soif comparable d’infinité, de pureté, et de liberté, vies toutes deux tendues vers les sommets. – Oui, leurs destins météoriques ont d’étonnantes correspondances : une enfance cernée par le deuil ; un passage par l’agnosticisme ; l’épreuve de l’ennui, de la mélancolie ; l’insatisfaction perpétuelle ; l’enrôlement dans l’armée, puis la désertion ; le changement incessant d’état et d’identité ; l’appel de l’Orient, des soleils ardents et des vastes perspectives ; le désir de se faire un nom dans l’exploration ; le goût de la poésie ; la propension à faire de leurs blessures intimes le combustible de grandes choses : une œuvre géniale, fulgurante, indépassable pour l’un, une humanité évangélique et une sainteté joyeuse pour l’autre. – Et puis, au fond, bien que l’un soit athée et l’autre croyant, ils partagent une même foi : ce sont deux figures abrahamiques. Des êtres qui quittent leur pays et partent pérégriner dans des terres inconnues, attirés par l’exploration de l’autre. As-tu remarqué comme tous les deux s’expatrient de leur langue maternelle ? Arthur en inventant la « couleur des voyelles » et « de nouvelles langues », Charles en s’imbibant de la tradition des Touaregs dont ses recherches linguistiques ont sauvé la culture. Leur mystique est là : s’exiler de soi, habiter la langue de l’autre, se laisser envahir pas ses mots. (p. 319-320)

« J’ai gardé Notre-Dame-des-Neiges dans mon cœur. On n’oublie pas le lieu où l’on a reçu l’habit », a écrit Charles de Foucauld. Le saint de Tamanrasset a passé sept mois entre ces murs avant de partir dans une autre trappe, enclenchant ce mouvement à l’infini qui le portera toujours plus loin. Dom Césaire nous promène à travers les traces que ce passage éclair a laissées à l’abbaye. D’abord la grande icône qui orne l’église abbatiale. Écrite à la faveur de sa béatification en 2006, elle passé complètement à côté de l’esprit de Charles. Tous les clichés sont là : l’ermite égaré dans l’immensité de l’Assekrem où il n’a pourtant habité que six mois ; l’habit surmonté d’un Sacré-Cœur rouge dont il s’est débarrassé ; le tabernacle au premier plan, comme s’il campait au pied du Saint-Sacrement, confit en dévotion. Et puis surtout manque la présence des Touaregs et le dictionnaire, c’est-à-dire l’essentiel… Cent ans après sa mort, Foucauld reste un illustre inconnu. On a fait de lui une statue en plâtre peint comme celles que Dom Césaire collectionne… Dans la salle du chapitre, ce dernier tire d’une armoire un vieux calice en argent. – C’est avec lui que Charles a célébré ici même sa première messe. Je fais mine d’être impressionné, mais ce genre de reliques sacrées ne fait que me dissimuler un peu plus sa présence : jamais je n’ai été aussi proche des lieux que Charles a arpentés, jamais je ne l’ai senti aussi loin… Je le retrouve un peu en avisant les rares effets laissés en dépôt à son entrée au monastère – un sac flanqué de ses initiales, un parapluie, une épingle à cravate, la longue-vue dont il s’est servi au Maroc, et un médaillon contenant une boucle de cheveux de sa maman décédée lorsqu’il avait cinq ans. Le renoncement à ce pendentif me bouleverse. Il donne une idée du sacrifice que l’entrée à la trappe a représenté pour le jeune homme. (p. 340-341)

Depuis que je suis arrivé aux Neiges, je traque partout la présence de cette ombre. Plus je la recherche, plus sa trace semble évanescente, impalpable, indécelable. – Un mois que j’attendais ce rendez-vous, dis-je à Parsac, et Charles n’est pas là. Je ne peux pas clore ce pèlerinage sur cette note amère. – Tu te fourvoies, mon vieux : Foucauld n’est pas plus aux Neiges qu’il est à Nazareth, à Tamanrasset, à Béni Abbès ou sur l’Assekrem. L’esprit de ce passant suprêmement libre ne peut être contenu dans un lieu clos ! Je crois que Parsac a raison. Par définition, les mânes de Charles sont insaisissables. Cet homme a passé sa vie à partir, à rompre, à s’émanciper, à demeurer mobile, à aller de l’avant. L’héritage de Foucauld, c’est l’art de la fugue et du mouvement. Le trouver, c’est s’échapper des cages, ne pas laisser les institutions étouffer la petite voix de sa conscience, rechercher la vérité qui est toujours plus loin, ne jamais s’installer… (p. 345-346)

Je me sens dans cette lignée un peu anar, avec le Christ pour modèle, les béatitudes comme bréviaire, et en figures de proue, François d’Assise et Charles de Foucauld, ces hommes libres et joyeux pour qui le seul péché est de pas être brûlé par la rage d’aimer. (p. 349)

***

Federica Cogo

Le second texte a été rédigé à la veille de la canonisation de Charles de Foucauld par notre amie Federica Cogo qui fut des années durant aumônière à la prison genevoise de Champ-Dollon, actuellement responsable du Centre de spiritualité de l’Église catholique romaine (ÉCR) de Genève.

« Le 15 mai 2022, Charles de Foucauld sera canonisé, comme simple prêtre diocésain, en compagnie d’autres bienheureux et bienheureuses, dont la plupart sont des fondateurs et fondatrices d’ordres religieux. Explorateur dans l’âme, aimanté par Jésus de Nazareth pour qui il dit avoir « perdu son cœur »[1], son itinéraire spirituel nous demande de le suivre dans un perpétuel voyage et une incessante simplification de tout son être. Tendu vers l’absolu de Dieu, Charles de Foucauld choisit d’entrer à la Trappe, mais il n’arrive pas à assouvir son idéal d’abnégation et de pauvreté. Il caresse alors le rêve d’une nouvelle fondation monastique et rédige une règle invivable qui effraie son directeur spirituel. Ce n’est que dans la maturité de son âge, lorsqu’il retourne en Algérie, qu’il s’épanouit dans l’art de la fraternité.

Qui était-il aux yeux de ceux et celles qui l’ont côtoyé et, plus tard, aux yeux de ceux et celles qui ont trouvé en lui un « frère » dans la foi ou tout simplement un frère en humanité ? Difficile à dire : un militaire, un explorateur, un savant, un religieux, un moine, un moine-ermite, un ermite-prêtre, un moine-soldat, un marabout, un missionnaire isolé, un martyre dans la foi, un frère universel et, finalement, un « bienheureux » et un « saint » ? Ces multiples facettes de son itinéraire de vie et de foi s’expriment aussi dans la manière avec laquelle il signe sa correspondance foisonnante : Charles de Foucauld, fr. Marie-Albéric, fr. Charles de Jésus, fr. Charles, pour redevenir, à la fin de sa vie, Charles de Foucauld ou, tout simplement, Charles !

Si, au terme de l’encyclique « Fratelli tutti », le pape François souligne de Charles de Foucauld son aspiration à considérer tout être humain comme un frère ou une sœur, bref à être ‘‘le frère universel’’, avons-nous saisi jusqu’au bout le déplacement qu’il a lui-même vécu et auquel il nous invite ? Que signifie, aux yeux de Foucauld, l’expression « frère universel » ?

Deux textes, écrit l’un au tout début de son retour au Sahara, en 1901, et l’autre rédigé quatre mois avant sa mort, en 1916, pourront nous y aider. Peu de temps après son arrivée à Béni Abbès, alors qu’il vient de construire une habitation très simple où il compte pratiquer l’hospitalité, il écrit dans l’une de ces lettres ceci : « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres à me regarder comme leur frère, le frère universel. Ils commencent à appeler la maison ‘la fraternité’ (la Kahoua en arabe) et cela m’est doux »[2]. La fraternité, aux regards de ses nouveaux amis – chrétiens ou musulmans qu’ils soient ! –, est le lieu où ils peuvent rencontrer un frère, un frère qui en l’occurrence vit seul ! Il ne s’agit pas d’une « fraternité » telle que nous avons l’habitude de la concevoir où des religieux ou religieuses viendraient s’établir menant une vie communautaire, mais du lieu où Charles de Foucauld - qui vient d’être ordonné prêtre – est en train de vivre en solitaire. Il n’est pas question pour lui de s’auto-proclamer « frère », mais plutôt de désirer de tout son cœur que les autres puissent reconnaître en lui un frère… quel décentrement ! Le deuxième texte, écrit 15 ans après, se trouve dans une lettre envoyée à un catholique assez conservateur qui associe volontiers mission et prosélytisme. Voici comment Foucauld lui décrit sa vision de la mission : « Il faut nous faire accepter des musulmans, devenir pour eux l’ami sûr à qui on va quand on est dans le doute ou la peine, sur l’affection, la sagesse et la justice duquel on compte absolument »[3]. Le terme « frère » cède ici la place à celui d’« ami », mais le sens reste le même : ce n’est qu’au prix d’une reconnaissance venant de l’autre que son désir se réalisera et qu’il pourra enfin être appelé « frère universel » et « ami sûr » ! Quel travail de longue haleine, cette transformation, ce devenir patient, ce rayonnement d’une bonté qui témoigne de l’Unique Bon.

A la fin de sa vie, Charles de Foucauld se dépouillera aussi des signes extérieurs qui le lient à son Bien-Aimé : plus de chapelet qui pendrait de sa ceinture, plus de cœur ni de croix, brodés sur sa tunique. Charles était devenu, peu à peu et de plus en plus, ce cœur, dans le désir ardent d’être reconnu comme frère et ami par ceux qui ignoraient le visage de son Ami.

 


[1] « Le secret de ma vie : j’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth crucifié il y a 1900 ans et je passe ma vie à chercher à L’imiter autant que le peut ma faiblesse » (Lettre à Gabriel Tourdes, 7 mars 1902, dans SOURISSEAU Pierre, Charles de Foucauld, Salvator, Paris, 2016, p. 339).

[2] SIX Jean-François, intervention lors de l’Assemblée générale de l’Association « Les amis Charles de Foucauld », 4 décembre 2014.

[3] Idem.

Tombe de Charles de Foucauld à El Ménia, Algérie. (photo : Taguelmoust/Wikipédia. Cette image est sous licence internationale Attribution-ShareAlike 3.0 Unported (CC BY-SA 3.0))

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