Le droit au chapitre

L'homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour ce 3ᵉ dimanche de Pâques

Ac 5,27-41 / Ps 29 / Ap 5,11-14 / Jn 21,1-19

« Il faut obéir à Dieu, plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29). C’est la réponse de Pierre au Conseil suprême des Juifs qui veut l’empêcher de prêcher le nom de Jésus. Or, c’est de Dieu lui-même qu’il a reçu la charge d’étendre le Royaume des cieux à la terre entière, de faire en sorte que, par le ministère de la Parole, le ciel se fasse présent sur la terre. Cet appel du Christ, avant son départ, n’est rien d’autre que son testament et, nous le savons bien, la volonté d’un testateur est infrangible ; dans ce cas, elle est même sacrée puisqu’il s’agit de la volonté du Fils de Dieu. Celle-ci s’impose à tous ses disciples et, par conséquent, à nous aussi. Cette clause n’est pas optionnelle : elle constitue l’essence même de ce que Jésus a légué à ceux qui mettent leur foi en lui. Lui-même est venu prêcher le Royaume et c’est dans son sillage que s’inscrit la mission de chacun d’entre nous. « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile », affirme saint Paul (1 Co 9,16).

C’est ainsi que, depuis presque deux mille ans, l’évangélisation suit son cours à travers le monde. Le feu que Jésus est venu porter sur la terre continue à se propager et enflamme la conscience d’une multitude de chrétiens. « Avec l’Esprit Saint, nous sommes les témoins de tout cela », ne cessent de répéter les apôtres (Ac 5,32). C’est le fait d’avoir été les témoins oculaires de la vie de Jésus, de sa mort et de sa résurrection, qui les meut à prendre sa suite, afin que le monde croie en celui qui a été envoyé pour sauver tous les hommes. Et il en va de même pour nous : nous sommes, à notre tour, les témoins de cette longue histoire et des fruits innombrables qu’elle a produits à toutes les époques : il nous appartient d’en prendre le relais. Mais alors, immédiatement, deux questions se posent : de quelle manière devons-nous le faire et, surtout, quelle est cette Bonne Nouvelle qu’il nous faut proclamer contre vents et marées ?

Commençons par la seconde, qui est la plus importante. La Bonne Nouvelle est extrêmement simple et tient en quelques mots : « Christ est ressuscité… ! » Voilà ce que les chrétiens répètent partout, depuis le commencement de l’ère du salut. Christ est ressuscité, et cela suffit, puisque sa résurrection est le gage de notre propre victoire sur la mort. Et le monde où nous vivons, profondément marqué par le spectre de la mort, a besoin de cette parole aujourd’hui plus que jamais. Mais nous ne pouvons en parler que si nous en devenons les témoins vivants. « Contemplari et contemplata aliis tradere », enseignait saint Thomas : contempler et transmettre aux autres le fruit de sa contemplation. Il s’agit donc, avant toute chose, de contempler ce mystère dont nous sommes les témoins. Selon le dictionnaire, le verbe “contempler” vient du latin contemplor qui peut être traduit : “être avec une portion du ciel”. Une fois de plus, c’est la mission des disciples du Christ de faire en sorte que le ciel qui, par lui, s’est manifesté sur la terre continue à y être présent. L’annonce du salut se trouve donc investie d’une véritable dimension sacramentelle, puisqu’elle rend Dieu présent au milieu de nous.

Mon arrière-grand-père, qui était un homme sage, avait l’habitude de rétorquer, à ceux qui se risquaient à critiquer devant lui le comportement de quelqu’un : « Tu l’as vu ? Non ? Alors tais-toi ! » Cette magnifique leçon peut aussi s’appliquer à ce que nous annonçons et que nous n’avons le droit d’annoncer que dans la mesure où nous y communions nous-mêmes. Sinon, ce ne sont que palabres… On n’a pas le droit à la parole dans toutes les circonstances. Si ce que nous disons n’est pas illuminé de l’intérieur par l’Esprit de qui procède toute vérité, il vaut mieux s’abstenir.

Mais il y a aussi un deuxième critère important, afin de s’octroyer le droit de parler. Il se résume en une ou deux questions : ma parole a-t-elle une chance de rejoindre et de toucher celui à qui je m’adresse ? Est-ce le bon moment pour le faire ? Ou est-ce que je cours le risque de ridiculiser le message sacré dont je suis le garant ? Avant de s’aventurer à donner des leçons, il faut prendre le temps de connaître et d’écouter celui qui se trouve en face de nous. Jésus avertit ses disciples : « N’allez pas de maison en maison » (Lc 10,7), comme on le fait dans certains groupes qui se croient autorisés à surgir au milieu de la vie des autres afin de leur imposer leur point de vue. Cela donne souvent des résultats opposés à ce qui nous est demandé.

Je voudrais donner un bel exemple qui illustre très bien cela : celui des missions d’un jésuite italien envoyé en Chine : Matteo Ricci, dont le procès de béatification est sur le point d’aboutir. Cet homme est un merveilleux exemple de ce qu’on appelle aujourd’hui le processus d’inculturation. À son arrivée en Chine impériale, en 1582, il s’est mis à l’étude des différentes langues qu’il réussit à maîtriser en un temps record. Dès le début, il choisit de s’habiller comme un lettré chinois : portant la natte traditionnelle et le qipao, un costume ample confectionné en soie naturelle et descendant jusqu’aux pieds. Ricci sut montrer une profonde sympathie pour la culture chinoise. Il parlait de Dieu dans un langage que les natifs sont capables de comprendre, évoquant le Seigneur du Ciel et utilisant la sagesse des écrits confucéens. Son ministère eut un succès considérable et, en 1601, il fut un des premiers Occidentaux à être invité au palais impérial de Pékin. L’empereur Ming Wanli fut à ce point séduit par ce personnage à la vive intelligence qu’il lui demanda d’être le précepteur de son fils préféré. Grâce à Ricci et à ses confrères, la doctrine chrétienne cessa d’être considérée comme pernicieuse et les missionnaires furent autorisés à prêcher l’Évangile. On estime à plusieurs milliers les conversions qu’ils ont alors obtenues. Mais cela n’allait pas durer longtemps. Après la mort de l’heureux fondateur du christianisme en Chine, dès 1630, l’arrivée tapageuse des Dominicains et des Franciscains, qui ne montraient aucun respect pour la culture locale et se contentaient d’imposer leur manière de voir, vint anéantir le travail admirable de leurs prédécesseurs. À ces derniers, on reprochait de se vêtir à la chinoise, de ne pas assez mettre l’accent sur le Christ crucifié, de refuser d’affirmer que Confucius était en enfer et, surtout, de tolérer le culte des ancêtres chez les convertis. Résultat des courses : l’empereur commença par interdire la prédication de l’Évangile dans tout l’empire et, finalement, expulsa l’ensemble des missionnaires en 1724. Il faudra attendre près de trois siècles pour que le christianisme puisse à nouveau s’implanter en Chine.

À vouloir être efficace dans le service de la Parole, on oublie parfois le ministère de l’Esprit qui agit avec douceur, et sait comment s’y prendre pour tourner le cœur des hommes vers la lumière. Et les rayons invisibles de l’Évangile qui œuvrent en profondeur sont plus pénétrants que les discours les mieux intentionnés. Les réalités spirituelles qui sont mises en branle, lorsque des témoins du Christ font de chacun de leurs jours une page d’Évangile, ont un pouvoir de conviction qui surpasse tous nos plans. Les anges escortent ceux qui sont les témoins de la seule vérité : celle qui se révèle toujours au cœur de l’amour. Le disciple bien-aimé l’a bien compris, lui qui vient de nous dire : « J’entendis la voix d’une multitude d’anges ; ils étaient des myriades de myriades » (Ap 5,11). Oui, l’annonce primordiale, c’est la louange ; et les anges y ont leur part. Et non seulement les anges, mais la création tout entière qui loue le Seigneur de la vie. « Toute créature dans le ciel et sur la terre, sous la terre et sur la mer » (Ap 5,13), précise saint Jean. De fait, la prédication resterait stérile si elle n’était relayée par l’Esprit qui allume le feu de Dieu au plus profond des âmes.

Mais pour cela, il faut accepter notre pauvreté. « Cette nuit-là – dit l’Évangile en parlant des apôtres qui étaient allés pêcher – ils ne prirent rien » (Jn 21,3). Parfois, le miracle arrive au moment où l’on renonce à garder la maîtrise sur les choses. Nous sommes aussi nus que Pierre, peut-être aussi désespérés que ces pêcheurs dont les filets demeurent vides. Mais c’est alors que le Seigneur apparaît, sur le rivage de la vie. C’est alors que les miracles les plus inattendus se produisent. Nos paroles ne sont rien que la forme extérieure du feu dont elles sont investies et qui n’est pas soumis à notre volonté. Alors, on parle du trop-plein de son cœur : « Que mon cœur ne se taise pas ! » (Ps 29,13), chantaient nos sœurs, tout à l’heure. Mais le privilège de prendre la parole doit toujours être précédé d’un long silence. C’est pourquoi saint Ignace d’Antioche dit que le Verbe est sorti du silence… Alors, soyons attentifs !

Le père Matteo Ricci. Portrait réalisé par le frère chinois Emmanuel Pereira, 1610. Domaine public.

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