Le doigt de Dieu

L'homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour ce 5ᵉ dimanche de Carême

Is 43,16-21 / Ps 125 / Ph 3,8-14 / Jn 8,1-11

« Jésus s'était baissé et, du doigt, il écrivait sur la terre » (Jn 8,6). Mais que pouvait-il donc bien écrire, alors que la vie de cette pauvre femme était en jeu ? Beaucoup se sont posé la question. De fait, saint Jean ne dit rien à ce sujet. Cela n'a d'ailleurs pas énormément d'importance... Cependant, une piste nous est peut-être donnée, non pour répondre spécifiquement à cette question oiseuse, mais pour déchiffrer la valeur symbolique de ce geste, puisque le disciple bien-aimé est accoutumé à dissimuler, dans le texte de son Évangile, des niveaux de lecture qui ne sautent pas aux yeux dès le premier abord.

Jésus est le Fils de Dieu. Le Fils de ce Dieu qui, au moins une fois dans la Bible, avait déjà écrit quelque chose avec son doigt. C'est dans le Livre de l'Exode : « Lorsque l'Éternel eut achevé de parler à Moïse sur la montagne de Sinaï, il lui donna les deux tables du témoignage, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu » (Ex 31,28). Nous le savons, ce que le Seigneur écrivit alors, c'est le Décalogue : la charte de l'Ancienne Alliance. Celle-là justement qui, entre autres, condamnait à mort les femmes adultères. Mais justement, le Messie est venu sceller avec les hommes une Nouvelle Alliance. Et il la résume lui-même en ces mots : « Aimer Dieu de toutes ses forces et son prochain comme soi-même, voici toute la Loi et les prophètes » (Mc 12,31). Voilà ce que le doigt de Jésus vient écrire, non pas sur la poussière que le vent éparpillera, mais sur les tables de chair de nos cœurs convertis. « L'Éternel dit : je mettrai ma loi au-dedans d'eux, je l'écrirai dans leur cœur », lit-on au Livre de Jérémie (Jr 31,33). Quant au Christ, il se lamente que le cœur de l'homme soit devenu dur comme une pierre : « L'ancienne Loi vous a été donnée en raison de la dureté de vos cœurs » (Mt 19,8). Des cœurs durs comme des tables de pierre : prompts à condamner et lents à pardonner.

J'ai eu l'occasion de séjourner dans un très beau monastère, en Terre Sainte : celui de Saint-Jean-du-Désert, tout proche de la ville d'Ein-Kerem, où j'ai d'ailleurs eu la joie d'apprendre à célébrer la liturgie de saint Jean Chrysostome. Or, dans ce monastère, il y avait une icône que j'aimais beaucoup. Elle représentait saint Jean le Baptiste cheminant, pieds nus, dans un désert très aride. Mais à chaque endroit où le prophète avait posé ses pieds, l'herbe se remettait à pousser derrière lui. Je voudrais prendre cette belle image comme point de départ de notre méditation de ce jour. Car elle illustre à merveille cette loi nouvelle qui vient non pas abolir, mais accomplir ce que le Très-Haut, en sa divine pédagogie, n’enseigne aux hommes que petit à petit.

En effet, quelle est la leçon de cette icône ? Elle nous dit ceci : au lieu que ce soit le sable surchauffé par le soleil qui brûle les pieds de Jean le Baptiste, ce sont ses pieds qui, au contraire, redonnent de la fraîcheur à la terre et lui permettent de faire germer ces petites pousses vertes qui venaient consteller son chemin. Il y a là une leçon à ne point manquer !

Fidèles aux préceptes de la Torah, les juifs zélés qui entourent Jésus et qui ont l'intention de lapider cette femme — et qui, de surcroît, voudraient le faire avec l'assentiment du Fils de l'Homme — sont mus par des motifs religieux (cf. Jn 8,3-5). Comprenons bien les enjeux de ce drame. Ce n'est pas tant pour des raisons morales qu'on veut l'exécuter : tuer quelqu’un est bien plus grave que le péché d'infidélité dont on l'accuse ! Non, ce qui pousse ces hommes à agir de la sorte est la conscience d'une faute rituelle. La femme adultère, souillée par un commerce coupable, doit être exclue du peuple élu, de peur que celui-ci ne soit souillé à son contact. Voilà la véritable raison de cette violence qui est sur le point d'éclater. Nous touchons là à un effroi lié à des pulsions archaïques, une frayeur aveugle face à ce que l'on décrète impur. Et toute la structure de l'ancienne loi est ici sous-jacente.

En effet, pour un juif religieux, la grande crainte est celle de se retrouver en contact avec l'impureté. Car l'impureté est contagieuse et celui qui la contracte devient impropre à la prière, à la fréquentation du Temple ou à toute autre activité rituelle. Pour résumer cela, disons simplement que si quelque chose ou quelqu’un d'impur est mis en contact avec un homme, ce dernier se trouve immédiatement en état de disgrâce. En ce sens, on comprend la stupéfaction des pharisiens, lorsque Jésus entre dans la maison d’un publicain ou accepte d'être touché par une pécheresse. À leurs yeux, c’est la preuve évidente qu’il ne vient pas de Dieu !

Mais voilà que le Christ, par son attitude, inverse la vapeur... « Aujourd'hui — dit-il à Zachée le pécheur — le salut est entré dans ta demeure » (Lc 19,9). Oh ! surprise ! Désormais ce n’est plus l’impur qui a le pas sur le pur, mais au contraire, ce qui était considéré comme avili est maintenant racheté par son contact avec ce qui est saint et sans péché. Voilà le monde à l’envers pour les anciens légistes. C’est à n’y rien comprendre ! Et pourtant, elle est bien là, la Bonne Nouvelle ! « La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres sont incapables de l’arrêter » (Jn 1,5). Voilà, à mes yeux, l’enseignement de cette icône de Jean le Baptiste dont je viens de parler. Le précurseur du Christ manifeste déjà, sans le savoir, ce pouvoir de régénération que le Fils de Dieu est venu mettre en œuvre, afin que le monde soit sauvé.

C’est un sentiment de peur qui inspirait l’ancienne loi. L’horreur devant ce qui était soupçonné de ruiner une prétendue pureté qui ne révélait, au demeurant, que le secret orgueil de se croire meilleur que les autres. Mais pourquoi se laisser dominer par la peur, si le bien est, en soi, beaucoup plus fort que le mal ? Plus discret, il est vrai, mais pas moins puissant pour autant. Un arbre qui tombe produit un grand fracas ; alors qu’une forêt qui pousse, elle, ne fait aucun bruit.

Sur les lèvres du prophète Isaïe, le Seigneur dit : « Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer mon chemin dans le désert » (Is 43,18-19). Et ce chemin — ouvert par Jésus lui-même, durant les jours qui précèdent sa vie publique — est celui qui conduit à la Terre Promise : là où coule le lait de la miséricorde et le miel du pardon. En suivant ses pas, dans ce désert qui redevient un jardin, « nous sommes comme en rêve ! Notre bouche est pleine de rires et nous poussons des cris de joie. Et l’on dit alors, parmi les nations : quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! » (Ps 126,1-2). Ce sont les paroles que nous venons de chanter, nous qui sommes en route pour les fêtes de Pâques ! Et saint Paul, bien entendu, fait partie de la procession : « Je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ, et d’être justifié en lui ; non pas de la justice qui vient de la loi de Moïse, mais de celle qui vient de la foi au Christ. Il s’agit pour moi de le connaître et d’éprouver, en moi-même, la puissance de sa résurrection » (Ph 3,7 ; 10).

Au monastère de Saint-Jean, édifié au milieu du désert, on assiste, chaque année, à une stupéfiante illustration de cela : le printemps de l’Esprit promis par le Christ et qui se manifeste aussi, parfois, à travers des signes sensibles. Après plus de six mois sans pluie, un beau matin, alors qu’une douce averse gratifie la nature de ses bienfaits durant la nuit, quelle n’est pas la surprise de chacun, en ouvrant ses volets, de voir le désert alentour couvert d’une multitude de fleurs ! Elles n’ont pas hésité à répondre à la sollicitation de Celui qui vient répandre sur la terre la rosée de sa grâce. Rosée capable de redonner vie à ce qui semblait mort.

José Leonardo, Saint Jean-Baptiste dans le désert, 1635, détail (cette image est sous licence de copyright internationale CC0 1.0 Universelle)

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