L’arche du temps

L'homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour la solennité du Saint-Sacrement

Tout ce que fait le Christ pour notre salut, toutes ses actions sont à la fois historiques et éternelles. Historiques, en ce sens qu'elles ont été posées à un moment précis de l'histoire : à l'heure où le Verbe incarné, présent au milieu des siens, a fait tel ou tel geste, prononcé telle ou telle parole. Cela appartient au cours du temps et s'est réalisé durant la vie humaine de Jésus. Mais comme ces actions sont à la fois des actes divins et comme, en tant que Dieu, il n'est pas l'otage du temps, chacun de ses actes est aussi un geste éternel qui transcende l'histoire et échappe à toute saisie de la chronologie, puisqu'il domine et embrasse la totalité de l'univers et de l'histoire, à la manière du ciel qui surplombe et recouvre la terre.

Tout ce que le Christ a fait, par conséquent, appartient à la fois à un passé déjà lointain, mais relève aussi de l'actualité de chaque instant. Tout cela continue à se réaliser pour nous, puisque le seul point où Dieu nous révèle son éternité est l'instant présent. L'action de Dieu est toujours actuelle : c'est en ce moment même que Jésus meurt sur la croix, en ce moment même qu'il ressuscite, en ce moment même qu'il hisse notre humanité jusqu'au ciel, dans une perpétuelle ascension qui n'a ni commencement ni fin. Il n'y a, pour Dieu, ni passé ni avenir. Tout ce qui a trait à notre salut se joue ici et maintenant et c'est à chacun d'entre nous que le Christ adresse cette déclaration notée par saint Jean : « En vérité, c'est pour cette heure-ci que je suis venu » (Jn 12,27). Et l'Écriture dit aussi : « C'est aujourd'hui le jour favorable » (2 Co 6,2).

Il est important de bien le saisir, car c'est là que se trouve la raison même de l'efficacité de l'œuvre du salut réalisée par le Fils de Dieu. Son œuvre n'aurait pas pour nous la moindre portée, si elle n'était pas une œuvre divine, capable de nous sauver : ce que seul pouvait faire un Dieu éternel ; et si elle n'était pas en même temps une œuvre humaine, c'est-à-dire pleinement incarnée dans la réalité de notre vie, inscrite dans notre chair et nous atteignant au plus profond de notre être : ce que seul un Dieu devenu homme pouvait réaliser. Sans quoi, le mystère chrétien lui-même deviendrait incompréhensible.

Et c'est dans la prière qu'on en trouve l'illustration la plus claire. En effet, la prière est à la fois l'acte par lequel l'homme se fait présent à Dieu – et c'est, en cela, un acte pleinement humain –, mais elle est aussi l'acte par lequel Dieu se rend présent à l'homme ; et c'est, en cela, un acte purement divin, un acte que l'Éternel réalise à chaque instant, un acte qu'il n'a jamais cessé et ne cessera jamais de réaliser, aussi longtemps que dure ce monde. En lui, c'est, d'ores et déjà, la présence de la bienheureuse éternité qui resplendit au cœur de notre vie de chaque jour. En cela, la prière est à la fois l'acte le plus personnel et le plus universel. Celui par lequel on touche, en soi, ce qui est le plus profondément humain ; mais en le touchant, on rejoint aussi ce qui est propre à tous les hommes, ce qui les réunit tous, ce qui manifeste, au cœur de chaque existence, cette onction universelle qui est l'empreinte du Créateur.

J'ai eu la joie de revoir, il n'y a pas longtemps, le magnifique chemin de croix peint par Bruno Desroche, un artiste originaire de Haute-Savoie. Vous aurez peut-être l'occasion d'admirer son travail, au cours de votre prochain passage à Lyon, en l'église Saint-Nizier. Je vous le recommande vivement... Or, l'intuition théologique qui a guidé ce peintre est exactement celle que je viens de décrire. Dans les quatorze stations qui figurent sa Passion, le Christ est entouré de personnages vêtus comme nos contemporains et saisis dans des attitudes qui sont celles des jeunes que nous rencontrons tous les jours dans la rue. Ce sont eux qui entourent l'Homme des douleurs, qui se moquent de lui, qui le clouent au gibet et ignorent sa gloire. L'intention du peintre est évidemment de montrer par là la pleine actualité de ce drame qui n'appartient pas au passé, mais qui continue à se manifester partout dans le monde, chaque fois qu'un homme, une femme, un enfant est bafoué, humilié, exclu ou torturé. Tant qu'il y aura un seul homme aux prises avec la souffrance, le chemin de croix du Christ se poursuit... et cela – vu l'état du monde – risque de durer encore longtemps.

En un seul coup d'œil, on se rend compte, en contemplant cette œuvre, de ce que je viens d'exposer : c'est ici et maintenant qu'a lieu l'œuvre de notre rédemption. Dans notre vie chrétienne, cela s'applique, bien sûr, à l'ensemble des sacrements, par lesquels le Christ se rend présent ; mais, de manière éminente, cela se retrouve dans l'Eucharistie, dont nous fêtons le Saint Mystère, en ce jour solennel. Et ce mystère, qui transcende le temps, n'a même pas attendu d'être inauguré par Jésus, au soir de la Sainte Cène. Il s'était déjà manifesté, quelque 2000 ans plus tôt – dans les gestes prophétiques de Melchisédech offrant du pain et du vin, en présence d'Abraham (cf. Gn 14,18), dans un sacrifice non sanglant qui préfigurait le sacrement de l'Eucharistie. Et cette pérennité ne s'applique pas seulement à l'Eucharistie, mais au mystère de l'Église tout entière. « Si nous accomplissons la volonté de Dieu notre Père – écrit saint Clément de Rome –, nous appartenons à l'Église primordiale, à l'Église spirituelle, qui fut créée avant le soleil et la lune. (...) En réalité, l'Église n'est pas de ce temps : elle vient d'en haut ; elle était spirituelle, comme notre Jésus, et elle s'est manifestée dans les derniers temps pour nous sauver. »

Mais, en disant cela, ne court-on pas le risque d'amoindrir la puissance extraordinaire de ce sacrement ? De le ramener à la simple réitération de rites qui sont vieux comme le monde ? De le dépouiller de son caractère unique et irremplaçable ? Soyons clairs : Jésus fait toute chose nouvelle ! Et s'il se sert de paroles et de gestes qui font partie de la mémoire collective de l'humanité, c'est pour leur donner une signification entièrement neuve. Ce que le Christ a fait pour nous, personne ne l'a jamais fait avant lui et personne ne le refera jamais après lui. Telle est notre foi. Nonobstant, ce que fait Jésus vient s'inscrire dans une longue histoire, celle des hommes en quête de la vérité : une histoire qui est reprise par le Messie et menée en pleine lumière, afin que soit révélé, à nos yeux, ce qui avait été préparé depuis la fondation du monde (cf. Mt 13,35), mais qui était demeuré caché aux yeux de l'homme.

Nous le voyons, Jésus n'appartient pas à une seule époque. Certes, il a dû s'incarner à un moment précis de l'histoire des hommes, afin que ceux-ci puissent le rencontrer et le suivre ; mais rien en lui n'est prisonnier des limites du temps ou de l'espace : ses gestes, ses paroles, sa vie toute entière rayonnent jusqu'aux confins de l'univers, touchent toute réalité passée, présente et à venir, et transfigurent tout ce qu'elles ont touché. C'est lui « le prêtre selon l'ordre du roi Melchisédech » qui, par avance, inspire les gestes de ce mystérieux personnage, que la tradition désigne comme une préfiguration du Christ Prêtre et Roi. En effet, la figure de ce souverain aux titres christologiques est fascinante : il est roi de la paix et prêtre du Très-Haut. Le seul, dans la Bible, auquel on ne prête aucune généalogie ; comme s'il descendait directement du ciel. En outre, Abraham – le patriarche des patriarches – reconnaît sa supériorité, reçoit sa bénédiction et lui offre la dîme sur tout ce qu'il possède. On l'a bien compris : en lui, c'est le Christ – bien qu'appartenant encore au futur – qui par anticipation vient bénir le passé, afin de l'acheminer vers une fin prévue de toute éternité.

À partir du point focal où elle s'est manifestée, l'irradiation de la gloire du Christ envahit tout, le passé aussi bien que l'avenir ; elle anticipe la conclusion de l'histoire où tout sera récapitulé. C'est cette gloire que nous adorons dans l'Eucharistie, c'est elle qui illumine nos visages, dès qu'ils se tournent vers la source de la lumière sans fin. Et il n'est pas une seule créature qui ne soit irradiée par cette ineffable clarté qui a brillé dans les ténèbres et que les ténèbres n'ont point absorbée. Oui, le jour où paraît sa puissance, le Seigneur est un Prince éblouissant de sainteté (cf. Ps 109,3). Et levant les yeux au ciel, à chaque instant, il prononce la bénédiction qui vient nous consacrer nous-mêmes, afin de nous associer au mystère ineffable de cette Eucharistie célébrée sur le monde et capable de rendre à la création toute entière son innocence première, le pur reflet de la gloire inscrite en chaque créature et restaurée par le Christ qui ouvre ses bras, sur la croix, afin de tout embrasser.

© Bruno Desroche – Le chemin de croix (saintnizier.fr/chemin-de-croix)

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