La paille et le bon grain
So 3,14-18 / Is 12,2-5 / Ph 4,4-7 / Lc 3,10-18
Dans les lectures de ce dimanche de Gaudete, l'avalanche des invitations à la joie déferle sur nous avec la même foison que la neige tombée ces derniers jours : « Jubile de tout ton cœur, bondis de joie, fille de Jérusalem ! Le Seigneur trouvera en toi sa joie et son allégresse, il exultera pour toi et se réjouira », lit-on dans le prophète Sophonie (So 3,14;17) ; et puis : « Exultant de joie, vous puiserez les eaux aux sources du salut », dans le cantique d'Isaïe (Is 12,3) ; ou encore, chez saint Paul : « Soyez toujours dans la joie du Seigneur ; laissez-moi vous le redire : soyez dans la joie » (Ph 4,4). Il n'y a guère que Jean-Baptiste, dans l'Évangile, pour adopter un ton nettement plus sobre.
Certains s'interrogent : au milieu de ce monde en souffrance, la joie nous est-elle permise ? « Je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu'elle ne vaut pas une larme d'enfant », s'exclame gravement Ivan Karamazov. Oui, la douleur est partout présente ; mais cela ne doit pas nous faire oublier que la joie est première, qu'elle se niche à l'origine de toute chose. La joie est réelle ; le chagrin, au contraire, n'est que sa négation ou son empêchement. Non seulement nous avons été créés pour la joie, mais nous avons été créés par et dans la jubilation du Créateur. Car la joie dont nous parlons ne tire pas sa sève du monde présent, elle est un don du ciel.
C'est l'orgueil qui nous empêche de nous livrer à la grâce : « On préfère être blessants avant que d'être blessés », note Fabrice Hadjadj. Car la joie qui pénètre en nous commence par nous ouvrir le cœur. La béatitude est d'abord une béance, une disposition à ce qui vient. Pour s'ouvrir au don de la joie, il faut que l'orgueilleux soit détrôné. Une humiliation – et la vie ne nous les épargne pas – peut parfois devenir une libération. Elle nous fait perdre notre contenance et nous ouvre à la nécessité d'être remplis par quelque chose qui vienne d'ailleurs. « La risée des hommes peut nous ouvrir à la rosée de Dieu. »
À la racine de la vie, de l'amour et même de la pensée, il y a toujours l'émerveillement. Tous les philosophes le disent. Oui, mais prenons garde de ne pas nous tromper de joie ! Car il existe une fausse joie, toute gonflée d'elle-même. Celle des repus dont parle le psaume 72 : « Jusqu'à leur mort, ils ne manquent de rien, ils jouissent d'une santé parfaite ; ils croient échapper aux souffrances des hommes. Ainsi, l'orgueil est leur collier ; leurs yeux qui brillent de bien-être trahissent les envies de leur cœur » (Ps 72,4-7). Cette triste jouissance n'est qu'un plaisir mensonger. La véritable joie, elle, n'est pas une joie turbulente ou tapageuse. Elle se donne dans la paix. Elle niche au plus profond de notre être et dessine sur nos lèvres ce sourire divin qui illumine le magnifique ange souriant de la cathédrale de Reims. Cette joie n'est pas un simple moment d'euphorie, comme ceux que nous expérimentons à certains moments et qui sont éphémères. Elle est le don de la grâce que Jésus a promis à ses disciples : « Je vous dis tout cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite » (Jn 15,11).
« Élargis l'espace de ta tente ! », s'écrie le prophète Isaïe (Is 54) ; alors les échos de la vie résonneront en toi. Tout au fond, il y a une source de joie : c'est la fontaine du cœur, lorsque celle-ci se met à déborder. « Sois donc attentif à son chant, car c'est là la meilleure part de toi-même – écrit John O'Donohue, écrivain irlandais qui est à la fois prêtre et poète. – Si tu en oublies le murmure, ta terre se dessèche et se craquelle. Mais si tu crois réellement que cette eau vive gît quelque part en toi, prête l'oreille et tu ne tarderas pas à l'entendre. Quand tu te retrouveras seul, que tu disposeras de quelques instants de tranquillité, concentre-toi sur elle. Prends le temps d'imaginer ce flot de joie et de paix qui se déverse en toi. Cette rivière surgit du côté droit de ce Temple qu'est ton corps. Assieds-toi là, au bord de ce ruisseau, et que ton âme s'emplisse de gratitude. »
Oui, cette source existe, mais, bien souvent, elle est bouchée, ensablée par les soucis et les préoccupations de ce monde. Il faut alors écouter ce que nous dit la Vierge Marie, elle qui est la véritable source de toute joie. Comme à Bernadette, dans la grotte de Massabielle, elle nous murmure : « Creuse donc un peu, dans la boue, à l'intérieur de toi, et tu verras naître ce filet d'eau qui deviendra une source vive. » Et pour ce qui est de la joie, on peut lui faire confiance, puisqu'elle en est la Reine. « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur » (Lc 1,46-47), chante-t-elle en arrivant chez sa cousine Élisabeth. Et puis : « Réjouis-toi, Marie ! » (Lc 1,28). C'est l'ange lui-même, messager des joies célestes, qui le lui avait dit.
Je connais une personne qui a été abandonnée par les siens et qui, depuis plusieurs années, vit dans une solitude glaciale. Or, un simple chant à la Vierge, que je lui avais conseillé de chanter tous les jours, a commencé, sans tarder, à la tirer de ce tombeau qu'elle s'apprêtait à refermer sur elle, à l'aide d'une lourde pierre. Oui, Marie connaît des chemins secrets pour visiter nos cœurs et arroser de sa tendresse nos jardins assoiffés. Il suffit de la laisser faire. Toute sa vie, elle les a cultivées, ces fleurs de la joie qui font toute notre admiration : joie toute simple de la vie ordinaire, joie d'accomplir les tâches les plus humbles, de tout faire le mieux possible, de contempler la beauté du geste gratuit, mais aussi joie du sacrifice caché et silencieux, joie de donner de la joie aux autres. Charles Péguy confiait à un ami : « Durant toute mon enfance, j'ai vu ma mère rempailler des chaises du même cœur et de la même main avec lesquels nos ancêtres avaient édifié leurs cathédrales. » Et Thérèse de Lisieux glissait, en souriant, à l'une de ses consœurs qui se plaignait du temps qu'elles devaient passer en cuisine : « Si tu ne trouves pas Dieu au fond de ces marmites, tu ne le trouveras nulle part. »
Dans un office de cette semaine, à l'occasion de la fête de l'Immaculée Conception, on nous proposait une prière de saint Anselme : « Le ciel et les astres, la terre et les fleuves, le jour et la nuit, et tout ce qui obéit ou sert à l'homme, se félicite d'être par vous, ô notre Dame, rendu à sa beauté première, et même doté d'une grâce nouvelle et ineffable. Ils ont comme exulté lorsque leur fut accordée la faveur, nouvelle et inestimable, non seulement de sentir invisiblement au-dessus d'eux la royauté de Dieu, leur propre Créateur, mais encore de le voir les sanctifier visiblement, dans leur sphère à eux, en en faisant lui-même usage. Tels sont les si grands biens échus à l'univers, par le fruit béni de votre sein. » Marie est même la joie des anges. Dans un petit sanctuaire de Picardie, elle porte ce beau nom de Notre-Dame de Liesse. Comme sa vocation, sa joie remonte aux origines du monde. La tradition lui attribue ce chant de la Sagesse : « Lorsque le Seigneur disposa les cieux, j'étais là ; lorsqu'il traça un cercle à la surface de l'abîme, lorsqu'il fixa les nuages, et posa les fondements de la terre, j'étais à l'œuvre auprès de lui, et je faisais tous les jours ses délices, jouant sur le globe de sa terre, et trouvant mon bonheur parmi les fils de l'homme » (Pv 8,30-31). Sans cesse et dès le début, la joie vient de Marie...
Pourtant, joie et tristesse cohabitent en nos cœurs. C'est ainsi... Si nous acceptons que les saisons passent sur nos champs, pourquoi n'accepterions-nous pas aussi qu'elles passent sur nos vies ? Sauf que la tristesse, un jour, s'évanouira et que la joie s'épanouira. Car si le Christ est venu jusqu'à nous, c'est pour cela... Une heure viendra où toutes larmes seront essuyées de nos yeux (cf. Ap 21,4). En dépit de la dureté de son discours, Jean le Baptiste nous annonce une Bonne Nouvelle et, c'est d'ailleurs par ces deux mots que s'achève l'Évangile d'aujourd'hui. « Il vient celui qui tient en sa main la pelle afin de battre le blé. Le bon grain, il l'amassera dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera » (Lc 3,17). Mais en quoi s'agit-il d'une bonne nouvelle ? Peut-être parce que la paille et le grain se trouvent sur le même épi. Et cet épi, c'est nous ! Chacun d'entre nous, avec sa disposition au bonheur, mais aussi sa tendance au désespoir. Et seule l'épée de la parole – ou la faucille du moissonneur – pourra séparer ce qui, en nous, est destiné à la joie de son céleste grenier, et ce qui devra inévitablement être jeté au feu : ces scories dont nous nous sommes encombrés et qui tomberont d'elles-mêmes. Alors, enfin, nous serons libres !

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