Interview : « Mon centre cède, ma droite recule — excellente situation, j'attaque ! »
Le frère Étienne d'Ardailhon Miramon, né à Toulouse, est fils de la Province de France de notre Ordre, dont le siège est à Paris. Avant d'entrer dans l'Ordre, il a travaillé dans l'industrie de l'armement – peut-être le seul frère à avoir un tel profil. Frère Étienne est arrivé à Fribourg il y a quelques jours et séjournera avec nous cette année au Couvent St-Hyacinthe. Il a eu la gentillesse d'accorder un peu de temps à la rédaction pour une brève entrevue. Nous l'avons trouvé très franc…
La rédaction : Frère Étienne d'Ardailhon Miramon, bonjour !
Frère Étienne d'Ardailhon Miramon : Bonjour.
Réd. : Tu viens d'arriver à Fribourg pour vivre au couvent de St-Hyacinthe et étudier à l'Université. Peux-tu nous parler un peu du chemin qui t’a mené jusqu'ici ?
EAM : Eh bien, j'ai rejoint les Dominicains de la Province de France en 2018. J'ai 32 ans. Je suis originaire du sud-ouest de la France : je suis né à Toulouse, et j'ai grandi les premières années de ma vie à la frontière entre les départements du Gers et des Landes. À l'âge de 5 ans, j'ai déménagé à Vichy, dans la région Auvergne, où je suis restée jusqu'à l'obtention de mon bac (l'équivalent de la majorité en Suisse). Ensuite, j'ai fait des études à Lyon (droit et relations internationales) et j'ai travaillé pendant 4 ans à Paris dans le monde merveilleux de l'armement (rires).
Réd. : La vie de foi a-t-elle toujours été importante pour toi ?
EAM : Je dirais que oui. J'ai toujours été catholique. J'ai été baptisée deux semaines après ma naissance et j'ai eu la chance de grandir dans un foyer chrétien où nous priions ensemble. Je sais qu'aujourd'hui, tout le monde n’a pas ce privilège.
Réd. : C'est certain.
EAM : Enfant, j'ai suivi les cours de catéchisme de la paroisse et j'ai été enfant de chœur de 8 à 23 ans. J'ai également été Scout d'Europe (spécialité Air, avec des planeurs) et cela m’a très vite passionné. J'ai rapidement accroché à la pédagogie du scoutisme et j'ai suivi toute la progression : louveteau, scout, puis rouleur et enfin chef d'unité. C'est une formidable école de vie, notamment pour l'apprentissage de la vie en communauté, de la responsabilité, de la subsidiarité et du bien commun. Ma foi doit aussi beaucoup au scoutisme, et sans doute ma vocation aussi.
Réd. : Je pense que le scoutisme fait partie du parcours de pas mal de frères, et pas seulement ceux qui viennent de France. Pourrais-tu nous parler un peu de tes passions personnelles ?
EAM : J'ai beaucoup de passions... au risque de déplaire aux Suisses, je préfère de loin la mer à la montagne (rires), mais j'aime beaucoup les excursions, à pied ou à vélo. J'ai découvert le travail du bois en autodidacte dans mon salon à Paris, et cette passion ne m'a jamais quitté depuis. J'ai beaucoup progressé au contact d'autres frères, ce qui prouve que dans l'Ordre, nous ne partageons pas que des intérêts intellectuels, mais aussi de nombreuses passions communes, qu'elles soient manuelles, culinaires, culturelles ou musicales.
Réd. : C'est vrai.
EAM : J'ai également commencé à jouer de la trompette de mon propre chef. J'aime beaucoup tous les genres musicaux, mes parents m'ayant transmis une grande culture musicale, et j'affectionne particulièrement les morceaux à texte. Je suis toujours un grand lecteur de fantasy et de science-fiction, et je m'intéresse beaucoup à l'histoire, en particulier à l'histoire militaire.
Réd. : J'espère que tu choisiras avec soin les heures auxquelles tu pratiqueras la trompette, du moins au couvent (rires). Je suppose que la raison principale de ta venue à Fribourg est d'étudier la théologie à l'Université ?
EAM : Oui, je suis venu à Fribourg pour terminer ma licence en théologie avec un Master général de théologie de deux ans.
Je crois que les croyants d'aujourd'hui sont confrontés à deux attitudes fondamentales : L'Église bastion ou l'Église mission. En d'autres termes, le repli ou l'ouverture.
Réd. : L'étude de la théologie te plaît-elle ? Cela ne va pas de soi...
EAM : Eh bien, mon expérience de travail avec les militaires m'a beaucoup marqué et a longtemps nourri ma réflexion, qui est aujourd'hui théologique. J'ai rencontré des ingénieurs en armement et des soldats qui étaient aux prises avec de profondes questions morales et que je ne pouvais pas aider. Face au mal, à la souffrance et à la mort, que fait Dieu ?
Je me souviens d'une jeune ingénieure en balistique qui m'a dit avoir réalisé tardivement que les fusées qu'elle aimait tant portaient des ogives capables de détruire notre planète, et que cette seule pensée la révoltait. J'ai un peu travaillé sur la doctrine de la guerre juste, mais j'aimerais approfondir les aspects moraux de la guerre : tuer et être tué, donner sa vie pour les autres, la fraternité au combat, l'éthique du combattant, la prière du combattant, etc. Je ne suis pas sûr d'aller jusqu'à la thèse, mais on ne sait jamais ! Le Seigneur travaille de façon mystérieuse !
Réd. : Il semblerait que la théologie morale ou l'éthique devienne ton principal centre d'intérêt...
EAM : Peut-être.
Réd. : Tu n'es ici que depuis quelques jours, mais tu as sans doute remarqué que le couvent de Saint-Hyacinthe a un caractère mondial, mais surtout paneuropéen. Selon toi, qu'est-ce que les frères d'autres cultures gagnent à connaître l'expérience de l'Église en France, surtout ces dernières années ?
EAM : C'est une bonne question. L'une des raisons pour lesquelles j'ai rejoint l'Ordre des Prêcheurs était la nature internationale et profondément multiculturelle de notre vie commune. Notre province de France est immense, et ses visages sont très divers. Et pourtant, nous sommes unis dans la poursuite du Christ et de Dominique. Depuis le noviciat, j'ai partagé la vie de frères européens, et au studentat, j'ai vécu avec des frères du monde entier. Je suis bien conscient de l'effort d'adaptation qu'ils doivent faire : apprendre une langue étrangère (le français), vivre dans un pays dont on ne connaît pas la culture et les coutumes, écouter des frères chauvins se plaindre (le sport national français, avant la grève ou la pétanque).
Pourtant, notre réalité ecclésiale française reste vivante et riche, comme je crois qu'ils peuvent en faire l'expérience dans nos couvents, en particulier au couvent du Saint-Nom-de-Jésus à Lyon, où se trouve le studentat. Les frères sont très impliqués dans la paroisse, qui est très vivante et dynamique. C'est un lieu extraordinaire pour apprendre à prêcher. Bien sûr, c'est une paroisse de centre-ville, dans une ville elle-même riche en communautés religieuses, en prêtres et en fidèles, une réalité qui ne doit pas masquer la terrible situation des petites paroisses de campagne contraintes à des regroupements de plus en plus importants, avec un clergé diocésain de plus en plus vieillissant et de moins en moins nombreux. Tout cela nous oblige à nous adapter rapidement et constamment.
Réd. : C’est bien que tu évoques l'adaptation et les changements rapides de l'Église et de la société qui nous entoure. Penses-tu que l'Église, en France en particulier, soit vouée à s'étioler ?
EAM : Eh bien, je ne pense pas qu'il y ait de fatalité à la situation de l'Église en France : faisons confiance à nos institutions et à nos décideurs, ils ont fait du mieux qu'ils pouvaient là où ils étaient avec les moyens qu'ils avaient. Ce qui est fait est fait. Ce qui compte, c'est l'Église d'aujourd'hui. Le Christ Jésus ne nous a pas promis que le chemin serait facile. Nous sommes les guetteurs de son aube, et même si la nuit semble profonde et dangereuse, nous ne devons pas oublier l'espérance.
Réd. : Quelqu'un pourrait faire remarquer que c'est facile à dire mais beaucoup plus difficile à vivre.
EAM : Peut-être, mais je crois que ce qui est le plus difficile pour les catholiques français aujourd'hui, c'est d'éprouver un sentiment de déclassement : la France, fille aînée de l'Église, ne semble plus avoir besoin de ses racines chrétiennes pour avancer, et ses membres se désespèrent de tant d'églises et de calvaires oubliés sous les yeux du peuple. Il n'y a plus de lutte, il n'y a plus que l'oubli. La foi semble avoir déserté les cœurs.
Réd. : Ressens-tu les effets de cette atmosphère en vivant ta vocation dominicaine ?
EAM : Je dirais que oui. Par exemple, il est frappant de se promener en ville en habit : les personnes âgées nous en veulent encore (mai 1968 est encore vivant dans les esprits !) ou au contraire nous saluent, étonnées que des jeunes osent encore prendre le chemin de la foi aujourd'hui ; les 40-60 ans ont quelques restes de catéchisme mais se taisent de peur de dire une bêtise ; et les moins de 40 ans n'ont aucune idée de ce que nous représentons. Un frère en habit leur semble être habillé en jedi ou en évadé d'Assassin's Creed. Ils ont peur d'entrer dans une église, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est. Ce qu'ils savent, ils l'ont appris sur Netflix ou YouTube. Pour eux, l'Église catholique est une chose bizarre qui vient d'un passé lointain et arriéré, proche des Illuminati et des Templiers. C'est en tout cas l'expérience que je fais avec les jeunes, dans la cour d'un lycée catholique ou dans notre bar « La Cave des Dominicains » situé sous le couvent de Lyon.
L'Église en France ne va pas si mal. C'est beaucoup plus grave ailleurs. (...) Nous avons eu le choc de mai 1968 et nous avons dû nous adapter rapidement. Je crois que les jeunes générations de catholiques en France sont marquées par l'expérience des JMJ, et par l'idée d'une certaine urgence à agir.
Réd. : Comment ceux qui restent dans l'Église ont-ils réagi à cet environnement ?
EAM : Je crois que les croyants d'aujourd'hui sont confrontés à deux attitudes fondamentales : L'Église bastion ou l'Église mission. En d'autres termes, le repli ou l'ouverture. Pour moi, ce manque croissant de culture religieuse est une chance : tabula rasa ! S'il n'y a plus rien, si tout semble dénué de sens, c'est maintenant qu'il faut agir. Comme le disait le général Foch dans un télégramme en 1914 : « Mon centre cède, ma droite recule — excellente situation, j'attaque ». Si rien ne nous retient, pourquoi hésiter ? Que risquons-nous ? Si nous devons continuer à soutenir la foi des croyants d'aujourd'hui, nous devons aussi tendre la main à ceux qui n'attendent rien ou presque de nous. Les hommes et les femmes de notre temps sont encore en quête de sens, nous pouvons le leur donner.
Réd. : Penses-tu que le climat en France soit particulièrement défavorable ?
EAM : Pas du tout. L'Église en France ne va pas si mal. C'est beaucoup plus grave ailleurs. J'ai eu la chance de préparer les JMJ à Lisbonne l'année dernière, et de rencontrer à plusieurs reprises des prêtres et des fidèles portugais. Chez eux, la situation de l'Église est différente : un lent et imperceptible déclin. En France, au moins, nous avons eu le choc de mai 1968 et nous avons dû nous adapter rapidement. Je crois que les jeunes générations de catholiques en France sont marquées par l'expérience des JMJ, et par l'idée d'une certaine urgence à agir. Des propositions vraiment innovantes fleurissent un peu partout et dans de nombreux domaines. Je ne m'inquiète donc pas trop.
Réd : Peut-on dire que tu gardes espoir en l'avenir ?
EAM : Disons plutôt que j'ai l'intention de garder les yeux fixés sur le Christ et de m'aider, ainsi que ceux que je rencontre, à aller de l'avant.
Réd : Un beau programme pour un dominicain encore jeune…
EAM : (rires) Je partage simplement ce que j'ai appris après quelques années de vie dans l'Ordre.
Réd. : Alors, merci, frère Étienne, d'avoir passé du temps avec nous aujourd'hui. Et tout de bon pour l'année académique !
EAM : Oui, maintenant que je suis en Suisse, je devrais apprendre à dire « tout de bon » (rires). Merci.
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