Grâce à Dieu et gloire à Dieu

L'homélie du frère Philippe-Emmanuel Rausis pour ce 5ᵉ dimanche de Pâques

Ac 14,21-27 / Ps 144 / Ap 21,1-5 / Jn 13,31-35

« Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera » (Jn 13,32) : voici ce qu'affirme Jésus en parlant de lui-même, dans l'Évangile de ce jour. Et, par extension, nous verrons que cela s'applique à tous ceux qui ont choisi de mettre leurs pas dans ceux du Christ. Tâchons de comprendre ce que cela signifie. Donc, si Dieu est glorifié en nous, lui aussi nous glorifiera, comme il l'a fait avec son Fils... Et comment son Fils a-t-il glorifié Dieu ? En lui offrant, sur la croix, sa vie mortelle ; et comment Dieu a-t-il glorifié son Fils ? En lui offrant, dans la résurrection, sa vie immortelle. Voilà ce dont il s'agit, voilà ce que nous sommes invités à comprendre en lisant ce passage de saint Jean. « Celui qui donne sa vie la gagnera » (Mc 8,35), la maxime évangélique est bien connue.

Or, qu'est-ce qui pousse quelqu’un à donner sa vie, sinon l’amour ? « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour celui qu’on aime » (Jn 15,13). Une fois de plus, nous nous trouvons donc en présence de deux amours ou, plus exactement, de deux visages de l’amour, deux faces d’un seul et même mystère. D’un côté, l’amour humain par lequel nous sommes appelés à glorifier Dieu ; et de l’autre, l’amour divin par lequel nous sommes nous-mêmes glorifiés par lui. Commençons donc par celui qui nous est le plus proche : l’amour humain. On a coutume de le nommer aussi éros.

Le désir d’être aimé définit la nature profonde de l’homme : en vérité, nous ne sommes rien d’autre que ce désir-là. Et il ne s’agit pas d’un désir entre mille. Ce désir, selon Jean-Luc Marion, est « le désir qui me livre à moi-même et dans lequel j’éprouve à fond ma “prise de chair” ». En dehors de cela, tout est douteux. « Même la certitude d’être me cloue à juste assez d’existence pour y recevoir, sans défense, le choc de la vanité de ma vie. Seul un autre que moi peut me donner l’assurance dont j’ai besoin, comme un guide, en montagne, assure son compagnon. » L’amour vécu et reconnu devient ici la source de mon identité. Sans amour, la vie ne vaut pas la peine...

Mais le problème est que ce désir, si profondément ancré en moi, ne pourra jamais trouver, en ce monde, de quoi le satisfaire. On posait un jour la question suivante à Philippe de Rothschild, l’un des hommes les plus riches du monde : « De combien avez-vous besoin chaque jour pour vivre comme vous l’entendez ? » Et il a fait cette réponse : « Juste d’un peu plus. » On pourrait dire la même chose des amours humaines : pour généreuse que la vie se soit montrée avec nous, on en voudrait toujours un peu plus. Rien ne peut combler définitivement ce désir d’infini, cet abîme sans fond qui a été creusé, en nous, par le Créateur lui-même.

Alors, qu’en ferons-nous, de ce désir insatiable ? Eh bien, soit nous nous efforcerons de le faire taire et nous étoufferons, dans l’œuf, le germe même de cette aspiration qui, seule, est en mesure de nous conduire au salut ; soit nous imposerons à la personne aimée la charge – ô combien lourde – de combler cette attente démesurée ; soit nous trouverons le moyen de déplacer le problème et nous apprendrons à découvrir que ce n’est pas dans l’accumulation des satisfactions ou dans l’accroissement d’un bien-être illusoire que réside la solution.

En d’autres mots, nous changerons de niveau de conscience et nous apprendrons à glorifier Dieu en nous. Or, qu’est-ce que Dieu sinon l’infini ? Lui seul est à la mesure de cet amour qui nous dépasse et nous emporte. Ce qui ne peut tenir dans les limites exiguës de ma propre vie ne pourra s’épanouir qu’en étant transféré dans le seul vase capable de le contenir : le Cœur de Dieu, source et estuaire de tout amour. Là seulement, l’amour pourra respirer à plein poumon. Et ce don de soi-même, ce don de son amour et de sa vie, exige de s’en remettre, de renoncer non seulement à posséder l’autre, mais aussi à se posséder soi-même. Devenir le don de soi-même, pour que la sève infinie de la vie, qui abonde en nos veines, trouve sa déhiscence dans le jardin dont ce Christ est lui-même le jardinier.

C’est ainsi que Dieu est glorifié en nous. C’est ainsi que l’éros – qui, en ses propres limites, ne saurait être que souffrance – apprend à transfigurer sa douleur en lumière, ou à ouvrir son désir à l’amour souverain qui n’est pas de ce monde. « Celui qui boit de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jn 4,14). Et si nous plaçons notre attente en Lui, si nous restons ouverts et acceptons que notre amour soit une interminable question, alors, peu à peu, Dieu se fera réponse et la lumière jaillira. Alors Dieu nous glorifiera, nous conduira du sacrifice à la consécration, de la peur de perdre à la certitude de recevoir plus que nous ne pourrions espérer.

L’amour humain – l’éros – est ce qui éveille en nous le désir d’être aimés ; l’amour divin – l’agapé – est ce qui éveille en nous le désir d’aimer. Il n’est point d’autre réponse à l’amour humain que celle qui brille et chante dans l’amour divin. Bien sûr, cela est hors de notre portée, lovés que nous sommes sur nos propres nécessités, sur nos peurs et sur nos frustrations. Lui seul le peut en nous. En lui offrant notre vide, nous en faisons une coupe que le vin de ses agapes viendra remplir à ras bord. C’est cela le mystère de la sainteté ; c’est cela, le mystère du salut. L’inassouvissable espérance est le cri de l’amour humain. L’intarissable charité est le cantique de l’amour divin. Entre ces deux ports – celui de la partance et celui de la destination –, il nous reste à traverser l’océan de la foi.

« Il nous faut passer par bien des épreuves, pour entrer dans le royaume de Dieu », nous avertit saint Luc, dans le Livre des Actes des Apôtres (Ac 14,22). Pour que l’inclination naturelle qui se manifeste dans l’amour humain revête sa tunique de sainteté, il devra être mis à l’épreuve. La nature doit être couronnée par la grâce qui saura la conduire au-delà de ses propres possibilités. Il nous est dit que « Paul et Barnabé avaient été remis à la grâce de Dieu » et aussi, qu’au retour de leur mission, « ils rapportèrent tout ce que Dieu avait fait avec eux » (Ac 14,26-27). L’œuvre de l’amour qui agit, c’est toujours l’opération de Dieu qui trouve en nous son achèvement et nous achemine vers cette perfection à laquelle nous sommes destinés.

Mais cela ne se fait pas sans notre concours. Il faut, au moins, que nous ayons la ferme volonté de nous laisser conduire et de nous prêter à cette action qui, la plupart du temps, dépasse notre entendement et surpasse nos attentes. Mais ce choix nous permet de nous tenir à distance de deux hérésies mortifères : d’un côté, le pélagianisme qui est cette illusion de faire notre salut par nous-mêmes, c’est-à-dire, en l’occurrence, de penser que notre pauvre amour humain suffit à rejoindre le Royaume de Dieu ; et la seconde, c’est le quiétisme, cette erreur qui consiste à penser que Dieu fera tout et que nos œuvres n’ont aucune utilité, c’est-à-dire que l’amour divin suffit en soi à nous sauver, sans que nous n’ayons rien à faire pour cela. En effet, les représentants du quiétisme, aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, sont allés jusqu’à la négation de tout désir propre et de tout acte, y compris la prière ou la participation aux sacrements.

Mais le Christ n’est pas venu en ennemi de la vie humaine et de ses tentatives désespérées pour atteindre la perfection. Lui, qui fait toutes choses nouvelles, nous donne un commandement nouveau : celui de nous aimer les uns les autres (Jn 13,34). Mais attention ! Cette phrase, que l’on répète à temps et à contretemps, ne doit pas être privée de ce qui suit : aimez-vous les uns les autres, pas n’importe comment, mais comme je vous ai aimés. La voie qu’ouvre le Seigneur est vraiment une voie nouvelle. Non pas celle qui nous conduit à la gloire du ciel, mais celle qui nous enseigne à nous ouvrir à elle ; puisque la Jérusalem céleste, Jean l’a vue descendre vers la terre, parée pour ces noces auxquelles nous sommes conviés et qui sont celles d’éros et d’agapé, de ce qui naît de la terre et de ce qui se penche du ciel.

Le nom de Dieu adoré par les anges. Esquisse pour la fresque de la voûte du balcon de la Basilique Notre-Dame du Pilar (Saragosse). Francisco de Goya, 1772. Domaine public.

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