Être un
Ac 13,14-52 / Ps 99 / Ap 7,9-17 / Jn 10,27-30
Je voudrais commencer par l'évocation d'un souvenir. Lors d'une visite au monastère bénédictin d'En-Calcat, j'ai demandé au père hôtelier qui me recevait combien de moines vivaient là. Et j'ai reçu de lui cette réponse admirable : « Nous essayons d’être un... » Oui, ce moine a bien raison : être un, comme le Père et le Fils sont un, voici tout le sens de notre vocation.
Au cours du dernier repas qu’il partage avec eux, Jésus demande au Père que ses disciples soient un, comme il l’est lui-même avec son Père. Pour saisir la portée de cette prière, il nous faut d’abord comprendre de quelle manière le Père et le Fils sont un. Or, ce mystère est à contempler sur le mode de l’union, plus que sur celui de l’unité. En effet, dans une réduction à l’unité, l’un implique forcément la négation de l’autre. Dieu nous donne, en ceci, l’exemple de l’amour parfait : ne formant qu’un seul mystère divin, les trois personnes de la Trinité n’en conservent pas moins leur spécificité : elles sont trois personnes distinctes, unies entre elles par un même amour.
Une loi similaire doit aussi sceller nos amours, lorsqu’elles ne se referment pas sur elles-mêmes. Mais bien souvent, nos relations fusionnelles ne débouchent que sur la négation de celui qu’un amour vampirique rêverait d’absorber. Cette quête d’une soi-disant unité est un songe mortifère. En revanche, l’union entre deux êtres implique « la reconnaissance de deux solitudes qui s’inclinent l’une devant l’autre », selon l’admirable expression de Rilke. On aspire à se rejoindre dans l’ardeur d’un amour partagé, mais cela doit se faire en respectant l’identité de chacun. « Unis sans confusion et distincts sans division » : c’est la formule de Chalcédoine... et c’est aussi la formule même de l’amour dont le Christ nous donne l’exemple.
La relation entre juifs et chrétiens, dont nous parlent l’Écriture en ce jour, devient aussi une figure de cet appel à l’union sans confusion. Il faut que ces deux peuples soient unis en un même mystère, sans que cela les conduise à gommer ce qui les distingue forcément, étant donné la position que chacun d’eux occupe dans l’histoire du salut. Sans se réduire l’un à l’autre, ils doivent rester unis ; à la manière de l’Ancien et du Nouveau Testament que l’on ne peut ni confondre, ni séparer. Il s’agit, plutôt, de les mettre en miroir, puisque c’est par la connaissance de son vis-à-vis que chacun découvre sa raison d’être. Et c’est au cœur de cet interface que brille le mystère de l’Incarnation comprise comme la réconciliation de deux mondes étrangers l’un à l’autre. Une découverte mutuelle où chacun reste fidèle à sa propre vérité.
C’est bien là, au cœur de cette rencontre que nous apparaît l’icône radieuse du Fils de l’Homme, comme accomplissement de la première Alliance et fondement de la seconde. Le Christ réunit en lui l’un et l’autre Testaments, dans la proclamation d’une Alliance éternelle qui mène à leur achèvement toutes les Alliances antérieures.
Ici, il nous faut porter notre attention sur deux aspects essentiels : d’une part, c’est par les Juifs que vient le salut – ainsi que le rappelle Jésus à la Samaritaine du puits de Sicar (Jn 4,4) – et, d’autre part, ce salut n’est réservé à personne en exclusivité, mais amplement ouvert à tous ceux qui désirent s’y engouffrer. Ces deux aspects qui pourraient paraître contradictoires seront réconciliés en la personne du Christ. Et cette nécessité de faire éclater le cadre où s’enracine l’histoire du salut se reflète aussi dans l’attitude des disciples lancés sur les routes du monde, pour que personne ne demeure étranger à la Bonne Nouvelle. Voici donc les deux vérités qui ne peuvent pas s’exclure l’une l’autre : c’est au cœur du peuple juif que la lumière a surgi ; mais cette lumière ne s’allume pas pour être placée sous le boisseau : son destin est d’illuminer la maison tout entière (cf. Mt 5,15).
Oui, les Juifs sont les élus de Dieu ; ils sont les premiers témoins de ce renversement qui secoua la terre, il y a deux mille ans. Le peuple d’Israël a été la matrice où se préparait la naissance d’un monde nouveau. Ainsi que le rappelle saint Paul dans sa lettre aux Romains : « C’est aux Israélites qu’appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et aussi les patriarches ; en outre, c’est d’eux que le Christ est issu selon la chair » (Rm 9,4-5). Pourtant, le grain né du terreau de leur histoire devait être essaimé dans le monde entier. Sans le peuple d’Israël, point de germination ; sans l’Église du Christ, point de floraison.
Paul l’affirme haut et fort : le salut est ouvert à toutes les nations : « Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance » (Rm 9,8). Et il dit aussi que « l’endurcissement d’une partie d’Israël s’est produit pour laisser à l’ensemble des nations le temps d’entrer » (Rm 11,25). Pourtant, il s’empresse d’ajouter, quelques versets plus loin : « Israël tout entier sera sauvé car, comme l’affirme l’Écriture, de Sion viendra le libérateur et il fera disparaître toute impiété du milieu de Jacob. Certes, par rapport à la prédication de l’Évangile, ils sont des adversaires ; mais par rapport au choix de Dieu, ils sont des bien-aimés, à cause de leurs pères. Car les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11,26-29).
Le Christ lui-même s’est trouvé à la confluence de ces deux courants : celui qui affirme le caractère unique du peuple élu, et celui qui – par la sainte prédication – répand ses eaux dans toutes les vallées du monde. On le voit, au long de l’Évangile : Jésus lui-même prend conscience que le rôle du Messie – en tant que sauveur d’Israël – dépasse largement les frontières de cette nation et qu’il doit embrasser toute l’humanité. Comme on vient de l’entendre dans le Livre des Actes des Apôtres, « beaucoup de Juifs qui adorent le Dieu unique suivirent Paul et Barnabé. Et, le sabbat suivant, presque toute la ville [d’Antioche de Pisidie] se rassembla pour entendre la parole du Seigneur » (Ac 13,44). Grâce à la prédication de ces deux disciples, les païens se convertissent eux aussi. Mais avant cela, les premiers chrétiens furent des membres de la communauté d’Israël. « C’est d’abord à vous qu’il était nécessaire d’adresser la parole de Dieu », leur dit Paul (Ac 13,46).
Un Juif qui reconnaît Jésus devient comme un feu ardent, car en lui s’unissent l’alpha et l’oméga, la lumière du premier jour et celle dont saint Jean nous dit que les ténèbres ne l’ont point absorbée ; le jardin d’Éden où l’arbre de vie s’élance vers le ciel et la Jérusalem céleste qui, comme une épousée, descend du ciel. En cette transfiguration de la foi juive, s’unissent la chair et l’esprit : la chair du peuple élu dont est issue l’humanité de Jésus, et l’Esprit qui fondit sur Marie au jour de l’Annonciation. Un juif qui croit au Christ devient le résumé flamboyant de toute l’histoire du salut. En lui, la résurrection de la chair est anticipée. C’est ce qui commence à se réaliser tangiblement dans toute une série de destins particuliers, comme celui de Rubén et Benjamin, ces deux frères fondateurs du mouvement des “juifs messianiques”. Restant fidèles à ce qu’elle est, leur foi s’est ouverte à Celui qui mène chaque chose à son accomplissement. C’est là que se rejoignent la manifestation de Yeshuah ben Josef – le fils d’Israël –, et la révélation christique de l’Emmanuel, dont la puissance de vie éclate dans la victoire de la Résurrection. Le juif qui proclame : « Jésus est Seigneur » achève en lui cette histoire dont il est porteur et qui remonte à la nuit des temps.
Et c’est une hymne triomphale qui retentit : « Le Christ, qui est notre paix : des deux, le Juif et le païen, il a fait une seule réalité ; par sa chair crucifiée, il a détruit ce qui les séparait : le mur de la haine. Ainsi, il a voulu créer en lui un seul Homme nouveau en faisant la paix, et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps par le moyen de la croix. En sa personne, il a tué la haine » (Ep 2,14-16). Et Jean le bien-aimé annonce lui aussi : « Alors, j’ai vu une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues, se tenir debout devant le Trône de l’Agneau » (Ap 7,9).
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