Éblouis et ravis
- Fr. Guy
Sous un titre commun, je recense sur mon blog deux livres qui concernent deux personnalités, assurément différentes, un homme, le frère dominicain Henri Burin des Roziers (1930-2017), et une femme, Madeleine Delbrêl (1904-1964). Deux personnes qui ne se sont peut-être jamais rencontrées, alors qu’une même mission les rapprochait, même si cet appel fut vécu par l’une et l’autre dans des contextes chaque fois particuliers. Madeleine et Henri ne sont pas contemporains, tout en appartenant à la même génération ecclésiale. J’ajoute que la cohérence de leur vie, la force de leurs convictions, leurs interventions sur le terrain m’ont passionné. Peut-être ont-elles été à la source d’une orientation prise par ma vocation dominicaine à un moment précis de ma vie. Je m’explique.
J’ai toujours associé, peut-être à tort, Madeleine Delbrêl à Jacques Loew. Ce dernier, frère dominicain français dont j’ai lu quasiment tous les livres, est mieux connu comme fondateur et directeur de l’Ecole de la Foi de Fribourg et de la Mission Ouvrière Pierre et Paul (MOPP). Un parcours étonnant de ce juriste athée qui découvrit Dieu à la chartreuse de La Valsainte en Gruyère, puis, devenu dominicain, découvre aussi la classe ouvrière et le marxisme athée au port de Marseille dans le cadre d’une enquête commandée par le Père Lebret, dominicain lui aussi, fondateur d’« Economie et Humanisme ». Je n’ai pas à rapporter ici tous les faits et gestes de Jacques, si ce n’est qu’il mourut trappiste à l’Abbaye périgourdine d’Echourgnac où il repose dans le cimetière des moniales. Jacques nous aura étonné jusqu’à la fin de son parcours de vie.
L’itinéraire spirituel de Madeleine sera fondamentalement semblable à celui de Jacques. Elle aussi, jeune fille, fera profession d’athéisme. Le livre que je recense est consacré au centenaire de sa « conversion ». Avec Jacques elle partage le même zèle évangélisateur des « masses » populaires devenues marxistes, sans aucune référence chrétienne. Elle choisira Ivry sur Seine, municipalité communiste de la banlieue « rouge » de Paris, pour y établir le modeste quartier général de sa mission. Sans avion ni bateau, se contentant du métro et des ruelles de son quartier, elle se fixe sur ce coin de terre, tout en envoyant quelques compagnes partager son appel au-delà des mers. Comme Jacques encore, le décret romain interdisant la poursuite de l’expérience des prêtres-ouvriers la fera souffrir. L’un et l’autre réagiront à leur manière pour rétablir le cours des choses sans trahir leur vocation ni leur attachement à l’Eglise de Jésus-Christ. Mais les deux seront blessés au point de se demander si leur mission était elle aussi condamnée.
Revenons au livre consacré à la conversion de Madeleine que ses deux auteurs Gilles François et Bernard Pitaud fixent au 29 mars 1924, il y a donc cent ans. Et de citer cette déclaration de Madeleine quelques jours avant sa mort : « J’avais été et je suis encore éblouie par Dieu ». En fait, Madeleine parle très peu de sa conversion. Ou alors à travers une image paradoxale « l’éblouissement », à la fois source de lumière et de ténèbres. Le jour se lève sur un paysage ignoré ou dénié jusque là et la nuit enferme dans son silence ce qui paraissait évident dans un premier regard.
Ce qui n’empêche pas nos deux auteurs de consacrer les premières pages de leur ouvrage à cet événement et à ce qu’en dit Madeleine elle-même. Leurs lignes retiendront mon attention. Surtout, le respect qu’ils manifestent face à cette conversion qui n’appartient qu’à celle qui en bénéficie. Ils expliquent le mot conversion comme une « renaissance » dans l’Esprit, comme le suggère l’entretien de Jésus avec Nicodème. Madeleine le confirme dans une lettre adressée à Jacques Loew le 15 mars 1964 : « Je veux quand même vous dire une petite chose personnelle. Le 29 mars, dimanche de Pâques cette année, il y aura 40 ans que le Seigneur m’a ravie. Et moi je suis toujours ravie de lui. »
Nos deux auteurs font bien d’ajouter les poèmes de Madeleine qui ont précédé son éblouissement ou son ravissement spirituel. Ils expriment sa tension intérieure avant que n’éclatent en plein jour la lumière et l’amour. Il est bon aussi qu’ils rapportent les témoignages qui de l’extérieur attestent l’authenticité de cette conversion. Le comportement de Madeleine après son éblouissement est un signe qui ne trompe pas.
Mais pour en parler, elle ne suivra pas la voie d’André Frossard. Pour elle, Dieu n’existe pas pour la seule raison qu’elle l’aurait rencontré, mais elle croit en Dieu parce que Dieu l’a rencontrée. Ce qui est bien différent. Seuls ses actes révèlent ce qui lui est arrivé. Tant pis pour les journalistes et biographes qui auraient aimé connaître les infimes détails du récit de sa conversion.
Celle qui à 14 ans proclamait : « Dieu est mort. Vive la mort ! » met en question ce slogan existentialiste en côtoyant des jeunes de son âge avec lesquels elle danse le samedi soir. Elle constate que Dieu fait partie du réel de leur vie. Pourquoi ne ferait-il pas aussi partie de la sienne ? Parmi ces jeunes camarades, on découvre un certain Jean Maydieu (1900-1955). Avec lui, on fait retour dans la case des Dominicains. Une relation affective liait les deux jeunes. Mais on ne saurait mettre la conversion de Madeleine sur le compte d’un chagrin d’amour. Elle était déjà croyante quand Jean entra au noviciat. Une lettre à Paulette Maydieu, à l’occasion de la mort de son frère, révèle ces mots étonnants de Madeleine : « Ma gratitude pour votre frère est double, celle de m’avoir fait rencontrer Dieu et celle de s’être en allé ». On n’en finit pas d’interpréter ces paroles. Les auteurs du livre reconnaissent que Madeleine attribue à Jean un rôle majeur sur son chemin de conversion.
La recension de cet ouvrage a pour objectif d’inviter le lecteur à lire le livre en son entier. Il ne sera pas déçu. Le nom et la personnalité de Madeleine Delbrêl ne devraient pas s’écarter de notre paysage religieux habituel. En novembre 2023, le pape François l’a proclamée « vénérable », premier échelon d’une ascension dont le terme pourrait être une possible canonisation.
Il est temps cependant de présenter brièvement l’ouvrage consacré au frère Henri Burin des Roziers. Il en a été déjà question dans les premières lignes de ce texte destiné à mon blog sur « dominicains.ch ».
A vrai dire, je n’ai rencontré ce frère qu’une seule fois dans ma vie. Alité et malade au Couvent St-Jacques de Paris, c’était quelques mois avant sa mort. Une de mes amies avait voulu à tout prix me faire connaître ce personnage peu commun dont elle entretenait un véritable culte. Savoyarde, Françoise l’avait rencontré à Annecy. Son emploi à la DASS départementale permettait à Henri d’accompagner quelques jeunes chrétiens et chrétiennes en cours d’études. Ce fut encore Françoise qui me fit connaître les « fans » d’Henri en Haute-Savoie. Ils prirent même contact avec une historienne professionnelle, Sabine Rousseau précisément, pour réaliser avec Henri un entretien sur ses engagements sociaux dans leur région. Un ouvrage en fut le fruit : « Comme une rage de justice. Entretien d’Henri Burin des Roziers avec Sabine Rousseau », un ouvrage paru au Cerf en 2016. L’historienne approfondit et élargit les perspectives en nous donnant aujourd’hui une biographie d’Henri de près de 500 pages et qui couvre toute sa vie.
On imagine en effet facilement que ce ne sont pas seulement les Savoyards qui ont bénéficié de sa présence et qui cultivent son souvenir. L’auteure a étudié de près la généalogie des Burin des Roziers, une grande et influente famille parisienne. Elle donne beaucoup d’importance au stage militaire d’Henri en Algérie qu’il voulait conserver française, suivi d’un difficile retour à la vie civile.
Au cours de ses études de droit, surgit une vocation religieuse inattendue. Elle prendra forme chez les Dominicains. Est-ce la raison pour laquelle Henri refuse une vie « normale » ?
Formé au Saulchoir, Henri sera ordonné prêtre en 1963. L’auteure en parle comme d’une consécration religieuse et sociale. En 1965, Henri est aumônier d’étudiants au Centre Saint-Yves de Paris : forum permanent de discussion et lieu de questionnement radical. Une période de polémique et de tension avec Lustiger, responsable du Centre Richelieu. Finalement, Henri quitte Paris à la recherche de la « vérité de vie ». Ce sera d’abord l’usine autogérée Lipp à Besançon, aux marges du monde ouvrier, puis Annecy, au cœur de la condition immigrée.
Enfin, le Brésil, l’Amazonie, là où Henri peut faire valoir sa formation de juriste et d’avocat en faveur des opprimés, des paysans dépouillés de leurs terres. Un long séjour en Amérique centrale lui permet de tester le renouveau de l’Eglise suscité par le Concile. Un retour au Brésil sous la menace de violences et d’homicides dont il est l’objet. Mais Henri tient bon jusqu’au jour où la maladie le ramènera dans son pays natal parmi ses frères.
Je me refuse de juger ce parcours de vie sous prétexte qu’il serait ou ne serait pas dominicain. Je préfère la fidélité de cet homme à la vérité et à la justice, même si elle lui impose des ruptures et de pénibles reconversions. J’admire aussi son courage et sa capacité de se mettre au service des opprimés. En ce sens, il s’affirme frère de Jésus et de Dominique. L’Evangile lui commande de prendre des risques. Sa foi et son optimisme le rassurent et nous rassurent.
J’avoue m’être réjoui de la parution de cette biographie. Car je craignais qu’Henri fut oublié, lui et son combat, comme d’autres frères de sa génération. Eh bien, je me suis lourdement trompé. Je viens d’apprendre qu’une communauté dominicaine de France qui accueille des frères de partout avait choisi cette biographie comme lecture de table. Cette bonne nouvelle m’a réconforté. Fidélité dans la discontinuité.
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