Au point du jour
Is 54,5-14 / Rm 6,3-11 / Ps 117 / Lc 24,1-12
« Le premier jour de la semaine, à la pointe de l’aurore, les femmes se rendirent au tombeau, portant les aromates qu’elles avaient préparés » (Lc 24,1). Nous y sommes avec elles : au point du jour, au moment où l’horizon se revêt de lumière, au tout début d’une histoire inédite. Un jour nouveau commence. Les ténèbres sont vaincues et ces trois femmes empressées vont s’en rendre compte. Il s’agit de Marie-Madeleine, de Jeanne, et de Marie, la mère de Jacques : trois disciples du Seigneur qui avaient suivi ses pas et, de leurs parfums, venaient lui rendre un dernier hommage.
Nous sommes au commencement. Or –selon l’Écriture–, « au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était vide et informe et les ténèbres couvraient l’abîme ; l’Esprit de Dieu planait sur les eaux. Alors Dieu dit : que la lumière soit et la lumière fut » (Gn 1,2-3). Voici posés les éléments de ce drame cosmique qui s’ouvre devant nous. L’eau et le feu de l’Esprit ; les abysses de la mort et le resplendissement de la vie. En vérité, dès le commencement, tout était écrit. Dans cette fulgurance qui marqua le principe de notre univers, dans cette explosion de lumière de laquelle tout allait naître, chaque chose était contenue : les galaxies et leurs millions de soleils, notre planète avec son firmament, ses océans et la vie qui devait en surgir. De la même manière, dans le grain jeté en terre : déjà le miracle du printemps, de ses couleurs et de ses senteurs. Voilà ce qui se tapit à l’orée du jour, alors que la pierre du tombeau est écartée par un ange fulgurant (cf. Mt 28,2).
Aux premières loges, nous assistons à une nouvelle création. Le Verbe reprend tout au début, replace chaque chose dans la perspective de son initiale beauté. Le monde qui penchait vers la mort a achevé sa chute. Le voici relevé et promis aux lendemains qui chantent, à la joie de l’enfance. Le visage meurtri, le corps transpercé, les membres disloqués reprennent vie et, en surgissant de la nuit, entament le prélude d’une histoire qui n’a pas fini de nous étonner. C’est folie que d’y croire ? Sans doute, si nos yeux restent tournés vers l’obscurité. Si, à l’instar de ces femmes de l’Évangile, foudroyées dans leur chagrin, « nous gardons notre visage incliné vers le sol. » Ressusciter, cela signifie « se relever »… Aurons-nous l’audace d’en tenter l’aventure ? La réponse nous appartient. Mais le défi est lancé.
Nous nous sommes réunis, au milieu de cette nuit, pour vivre ensemble la liturgie la plus prodigieuse qui soit. Une liturgie aux accents presque païens : bénédiction du feu et de l’eau, évocation des éléments les plus fondamentaux : ceux qui engendrent notre vie. En effet, dans cette liturgie tout est déjà dit : c’est à la fois l’histoire du cosmos et l’histoire du salut résumées en leurs signes les plus parlants… Nous en sommes les spectateurs ébahis et, laissant nos chagrins, nous nous engageons, à la suite du Ressuscité, sur les chemins de gloire. C’est la vie elle-même qui redresse la tête et qui tend son visage vers la source de l’être.
Car tout cela n’est pas né d’une imagination humaine. Non : tout cela est né d’un fait qui eut ses témoins – plus de cinq cents, selon saint Paul (1 Co 15,6) –, à ce point bouleversés, qu’aucune force au monde n’a été capable de contenir leur cri de joie : Christ est ressuscité ! Et la rumeur s’est propagée, à la vitesse de l’éclair. En quelques années, elle embrasera tout le bassin de la Méditerranée. C’est un phénomène unique, dans l’histoire des religions ! Et nous, ce soir, en ce lieu où nous sommes – presque deux mille ans plus tard, et à quelque trois mille kilomètres de ce tombeau ouvert – nous voyons cette joie nous saisir, nous transporter au-delà de l’espace et du temps, pour nous unir à ces chœurs angéliques, dont le chant fait trembler le ciel et la terre. En nous, par nous et avec nous, l’histoire poursuit son cours et continue d’embraser l’univers. Voilà ce que signifie cette liturgie dont les feux resplendissent au milieu des ténèbres.
L’eau et le feu : les grands acteurs de ce monde créé par le Seigneur de l’univers, selon la titulature d’Isaïe (cf. Is 54,5). Dans la symbolique de la plupart des religions, les vastes eaux sont une figure de la mort. Pour les juifs, par exemple, la mer est un symbole terrifiant. Remplie de toute sorte de dangers, elle doit être contenue par le Créateur – selon le Livre des Proverbes – afin que son pouvoir de destruction n’envahisse la terre des hommes (cf. Ps 104,9). On peut s’imaginer ce qu’a signifié, pour le peuple hébreu, le fait de traverser la Mer Rouge au moment de l’Exode. Antique préfiguration de ce que fait le Christ en cette nuit : franchir de part en part les eaux tumultueuses de la mort et déboucher, sain et sauf, sur l’autre rive. Et comme saint Paul le rappelle aux Romains, c’est à sa suite que nous sommes entraînés : « Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême » (Rm 6,3). Ainsi que l’écrit saint Basile : « L’eau offre l’image de la mort en recevant le corps comme dans un tombeau ; l’Esprit infuse la force vivifiante en renouvelant nos âmes, qu’il fait passer de la mort du péché à la vie originelle. C’est donc cela, renaître de l’eau et de l’Esprit : la mort s’accomplit dans l’eau, et l’Esprit produit notre vie. »
C’est, au demeurant, la raison pour laquelle, dans le rite de la bénédiction de l’eau que nous réitérons ici chaque dimanche, du sel est ajouté à l’eau. Dans ces eaux que Dieu a séparées, au deuxième jour de la création, il s’agit de celles d’en bas : les eaux amères de l’océan dont la menace nous cerne de tout côté.
Moïse aussi, à la suite du Christ – et je dis bien à la suite du Christ – fendra de son bâton les eaux redoutables pour y ouvrir le chemin de la vie et de la libération. Tout cela appartient au même lexique : celui de ces symboles universaux que nous avons longuement feuilletés en écoutant les lectures par lesquelles s’ouvre cette célébration de Pâques. Le feu, béni dès le début de la liturgie, devient, contrairement à l’eau, le grand signe de la vie : la vie nouvelle et irradiante, la vie ressuscitée, la vie glorieuse… Le feu est béni pour que le signe naturel dont il est porteur devienne un signe surnaturel : l’amorce d’un sacrement où une réalité invisible se donne à voir, en déchirant le voile de la nuit qui enveloppe notre entendement.
L’eau est associée à la nuit – « les ténèbres couvraient l’abîme, et l’esprit de Dieu planait sur les eaux » (Gn 1,2) –, tandis que le feu, lui, est la source de la lumière. Et pour qu’elle ne représente plus un péril, l’eau elle-même est bénie par son contact avec le feu ; le cierge porteur de la flamme vivifiante qui représente le Christ lui-même est plongé dans le bassin des eaux lustrales. Tout est transfiguré, tout est « resignifié ». C’est au cœur de la nuit que brille la lumière et les deux éléments cessent d’être ennemis l’un de l’autre. Comme on peut le lire au Livre de la Sagesse : « Le feu redoublait de puissance dans l’eau, et l’eau oubliait qu’il est de sa nature d’éteindre le feu » (Sg 19,20). Ces deux forces de la nature deviennent comme les deux visages de l’amour : celui qui naît de la terre et soulève les hommes et celui qui descend du ciel et vient illuminer de sa douceur les traits encore inquiets de l’amour humain. Dans le Christ vainqueur, l’un et l’autre ne sont plus qu’un. Le plus beau des enfants des hommes et l’ange porteur de lumière s’unissent pour l’éternité et font basculer l’histoire à jamais.
« Voici que resplendissent les rayons sacrés du Christ Lumière, voici que se lèvent les astres très purs de l’Esprit sans tache ; les trésors célestes où l’on peut puiser la gloire et la divinité sont à notre portée. En cette aurore, la nuit immense et sombre a été engloutie, les ténèbres opaques se sont noyées et l’ombre de la mort s’est totalement illuminée. La vie s’est propagée sur toutes les créatures : les voilà tout inondées de lumière, l’Orient des orients remplit l’univers, et celui qui précédait tous les astres, le grand Christ, immortel et puissant, rayonne sur tous les êtres une gloire plus éclatante que le soleil. » Hippolyte de Rome est, à la fin du IIe siècle, l’auteur de ces lignes. Il se fait le chantre de cette Bonne Nouvelle qui envahit ciel et terre. Laissons-la résonner en nos cœurs et entrons, au-delà du tombeau, dans les parvis de la Jérusalem céleste, dont l’Écriture nous dit que les créneaux sont faits de rubis et les portes, de cristal de roche (cf. Is 54,12). Là où la matière elle-même se change en une éblouissante lumière : comme ces troncs que nous avons brûlés au seuil de cette liturgie. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et, aussitôt, elle jaillit du tombeau.
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