Un long chemin depuis Næstved
Frère Andreas Riis est un dominicain de la Province de France, originaire du Danemark, âgé de 40 ans. Il est arrivé à Fribourg cet automne pour poursuivre ses études de théologie à l'Université.
Peu de frères connaissent son parcours. Nous avons donc été ravis qu'il réponde à nos questions :
La Rédaction : Frère Andreas, bonjour !
Frère Andreas Riis : Bonjour !
Réd. : Autant que je me souvienne, la Constitution danoise stipule une église officielle. Il s'agit de l'église évangélique luthérienne. En effet, environ 85 % de la population danoise se déclare luthérienne. Environ 5% sont musulmans, et seulement 0,8% sont catholiques. Cela te rend plutôt exceptionnel...
AR : (rires) Peut-être. Après la Réforme en 1536, il était interdit au Danemark d'être catholique. Notre pays a obtenu la pleine liberté de religion seulement avec la constitution de 1849. Aujourd'hui, il y a environ 45 000 catholiques au Danemark. Mais bien que je sois effectivement né au Danemark, je suis catholique depuis ma naissance.
Réd. : Comment cela se fait-il ?
AR : Alors, mon père est d'origine luthérienne. Il est devenu catholique dans sa jeunesse, après avoir découvert des auteurs comme Georges Bernanos et Etienne Gilson. Il était professeur de français dans un lycée (gymnasium). Ma mère est « née » catholique et a fréquenté l'école primaire des Sœurs de Saint-Joseph. Cette communauté était importante au Danemark, avec des hôpitaux et des écoles, mais elle a en grande partie disparue.
Réd. : As-tu grandi avec une foi vivante ?
AR : En fait, oui. Nous allions dans notre paroisse de Copenhague à la messe tous les dimanches et à l'aumônerie des enfants le samedi. Nos catéchistes étaient les moniales bénédictines de Ste-Lioba. Une année avant ma confirmation nous avons déménagé à la campagne. Mais avec mes frères et sœurs nous avons continué à participer à la paroisse du lieu, à Næstved, par exemple en tant que servants d'autel.
Réd. : As-tu trouvé que ton identité catholique t'éloignait des autres Danois ? Ils se déclarent peut-être luthériens, mais beaucoup semblent être profondément sécularisés...
AR : Ce n'est pas faux. J'ai toujours eu l'impression que mes racines catholiques me donnaient un peu de décalage par rapport à la culture générale. D'un autre côté, je suis certainement danois. J'ai étudié la littérature et la langue de notre pays peut-être plus que le citoyen moyen…
Réd. : La linguistique est-elle l’un de tes intérêts particuliers ?
AR : Je dirais que oui. Avant d'entrer dans l'Ordre, j’ai fait des études de littérature et de langue : lettres modernes, je dirais en français. Ensuite, je m'intéressais à la philosophie, en particulier au tournant linguistique et à la façon dont l'analyse des langues peut mettre en lumière des présupposés et des idées non exprimées. Ces questions de langue et de linguistique ne me sont donc pas étrangères.
Réd. : Est-ce que cela se recoupe maintenant avec tes études dans l'Ordre, et plus précisément à Fribourg ?
AR : Pas tellement encore, mais j’espère réunir ces différents fils. Je prépare mon Master en théologie. Je m'intéresse en particulier à la façon dont les analyses du langage peuvent nous aider à comprendre la Bible. J'aimerais voir comment la Bible informe la culture contemporaine, même dans des contextes où nous n'en sommes pas toujours conscients. J'aimerais aussi examiner comment les discours religieux, politiques et scientifiques se sont éloignés les uns des autres à l'époque moderne. C’est une source d'incompréhension mutuelle.
Réd. : Si tu aimes les langues, tu t'amuses peut-être dans le contexte multinational du Couvent St-Hyacinthe...
AR : Oh là là, oui ! (rires) Je m'intéresse à la phonétique, et j'aime écouter les dialectes et les accents en essayant d'apprendre. Il y a des accents de tous les continents dans notre couvent. J'ai enseigné le danois à des étrangers, et j'ai vu l'importance de travailler la prononciation pour entrer dans les rouages d'une autre langue... C'est l'un de mes regrets de ne pas avoir appris plus de langues étrangères, mais j'y travaille ! J'ai déjà un bon anglais et un bon français. Pour l'instant je me concentre sur l'allemand et bien sûr sur les langues anciennes.
Réd. : D'après toi, qu'est-ce que les frères d'autres cultures peuvent apprendre d'un Danois catholique ? Je ne mentionnerai pas ton aide pour décorer leurs chambres afin d'améliorer l'atmosphère « hygge »[1].....
AR : (rires) Je ne suis pas doué pour la décoration de toute façon... Mais quoi qu'il en soit, même si le Danemark est un petit pays et que l'Église catholique y forme une petite minorité, nous, catholiques danois, avons une grande expérience pour intégrer une communauté multiculturelle. La plupart des paroisses dans notre Église sont composées d'une diversité de nationalités. De plus, pour les catholiques de Scandinavie en général, je dirais qu'il n'y a pas de sentiment d'avoir perdu une position importante dans la société. Nous avons été « insignifiants » pendant des siècles. Il n'y a donc pas de nostalgie institutionnelle, comme on le voit dans les pays traditionnellement catholiques.
Réd. : C'est une différence non négligeable...
AR : Eh bien, le fait d'être peu nombreux nous apporte aussi un certain avantage : il est plus facile de prendre de nouvelles initiatives sans attendre une ligne officielle. D’où mon impression que les catholiques de mon pays sont plus engagés.
Réd. : C'est effectivement une force ! Mais la situation démographique de l'Église au Danemark n'est-elle pas plutôt fragile ?
AR : Il est clair qu'il manque une génération dans notre Église. Je suis né dans les années 1980, et la plupart des gens de ma génération n’ont pas reçu d'enseignement de la foi chrétienne. En plus de cela, le Danemark a longtemps été très sécularisé, et cela après plusieurs siècles de Luthéranisme. La Réforme a coupé les Danois de la racine catholique. Je ne suis pas sociologue, mais il me semble maintenant que l'État providence a pris le dessus dans tous les domaines, à tel point que beaucoup de gens ne voient pas la nécessité d'une vie spirituelle.
Réd. : Qu'est-ce que tu veux dire ?
AR : Le fait d’avoir un système social très développé t’oblige dès le début de la vie à entrer dans la logique du contrat social : les générations précédentes ont fait que tu peux profiter par exemple d’études et de soins médicaux, à toi maintenant de te rendre utile pour la société… Je ne suis pas contre le fait de prendre responsabilité, mais une mentalité peut se créer où le matériel devient le seul critère pour juger une vie, avec peut-être l’idée que le bonheur personnel est important aussi. Si tu as besoin du spirituel pour ça, c'est très bien – mais alors chacun pour soi, et il ne faut surtout pas « missionner ».
Réd. : Kierkegaard doit se retourner dans sa tombe. Cette orientation de vie exclusivement matérielle suffit-elle à satisfaire ?
AR : Non, et le comportement des gens le montre. Dans les statistiques, les Danois disent souvent qu'ils sont heureux, et le Danemark est présenté comme le pays le plus heureux du monde. Mais cette satisfaction n'est pas encore le vrai bonheur. Nous avons de sombres statistiques sur le divorce, l'alcool, le suicide, et ainsi de suite.
Réd. : C'est vrai.
AR : Mais nous avons aussi une culture de bénévolat prononcé : beaucoup de gens s’engagent dans des causes sociales, et la politique locale. Au niveau individuel, beaucoup sont conscients que les valeurs sur lesquelles nous construisons nos vies sont importantes. L’amitié et la sincérité sont importantes. Il y a donc de l'espoir pour que le message de l'Évangile atteigne de nombreux cœurs qui sont sincèrement en recherche. Mais en tant que société, il est difficile de trouver un projet commun autre qu'économique...
Réd. : Je suis sûr que le Danemark n'est pas le seul pays dans cette situation, surtout dans les parties les plus développées du monde...
AR : Non, mais il y a des signes d'espoir pour les catholiques au Danemark qui sont peut-être inconnus ailleurs. Le nombre de catholiques augmente légèrement, principalement grâce à l'immigration. Il y a aussi des convertis, comme mon propre père.
Réd. : J'imagine que les cultures catholiques immigrées comprennent les Philippins et les Polonais...
AR : Oui mais aussi des Vietnamiens, des Iraquiens et des gens de plusieurs pays Africains.
Réd. : Est-ce que tous ces gens s'entendent vraiment bien ?
AR : Il y a quelques fissures au niveau des langues mais aussi des styles liturgiques ou des écoles de spiritualité. Je vois que l'Église se cristallise dans des environnements différents, avec des langues et des coutumes différentes. Il me semble que nous devons penser à la catholicité de l'Église dans cette diversité. « Catholique » signifie « universel », après tout. Il est clair cependant que nous ne voulons pas uniformiser à tout prix. Nous devons insister sur l'unité doctrinale, mais sans tuer les différentes sortes de dévotions dans leur variété.
Réd. : J'imagine que beaucoup de ces cultures ont leurs propres processions, leurs litanies…
AR : C'est exact. Et puis il y a les questions plus générales du goût liturgique, qu'il soit plus progressiste ou plus traditionnel, ce qui se reflète aussi dans la musique sacrée, par exemple. Mais je crois que les ordres religieux ont quelque chose à offrir ici, non seulement pour ceux qui choisissent la vie religieuse, mais aussi pour les laïcs.
Réd. : C'est pratique, puisque tu es un religieux.
AR : (rires) C'est vrai. Mais réfléchis-y : en tant que religieux, que ce soit dominicains ou franciscains ou autres, nous avons développé des moyens de vivre la foi dans le cadre d'un engagement communautaire. Nous construisons nos vies autour d'une identité et d'un projet communs. Et nous avons des siècles d'expérience dans ce domaine. Je pense que c'est ainsi que nous pouvons témoigner. Nous pouvons inspirer nos frères et sœurs catholiques par une vie cohérente, animée par la fraternité. Un frère est une personne consacrée, et nous et nos communautés sommes des signes visibles de ce que Dieu peut faire quand il se mêle à l'homme. De manière très pratique, nous vivons une foi incarnée.
Réd. : Peux-tu nous dire quelque chose sur la façon dont l'Ordre des Dominicains a été rétabli dans ton pays ?
AR : Je ne connais pas cette histoire dans tous les détails. Il existe peu de sources écrites. Mais j'ai entendu des anecdotes ici et là. En 1953, l'évêque Theodor Suhr a fait venir des frères à Charlottenlund, au nord de Copenhague, en vue de renouveler la vie du diocèse. L'église Sankt Andreas de Charlottenlund est devenue une église conventuelle, et il semble que le couvent ait attiré beaucoup de monde. Les frères avaient un style de prédication différent de celui des jésuites, qui eux avaient laissé une grande impression sur l'Église au Danemark. Nous avions un style que l'on pourrait qualifier de « plus exégétique et moins apologétique ».
Réd. : Une belle expression…
AR : L'église de Charlottenlund a également été modernisée à cette époque : ses murs, qui avaient été recouverts de peintures, ont été peints en blanc. Les biens immobiliers rattachés à l'église ont en fait été brûlés afin d'être remplacés par des structures plus modernes. Je ne suis pas sûr que tout cela ait été une si bonne idée.
Réd. : Je vois ce que tu veux dire.
AR : D'après ce que j'ai appris, la crise des années 60 et 70 a atteint le couvent, et plusieurs frères ont quitté la vie religieuse. En 1976, il n'en restait plus que deux. L'un d'eux est mort le Vendredi Saint de cette année-là. Ainsi, le seul frère restant, le Père Grégoire, qui avait été l'un des fondateurs du couvent, a eu le triste devoir de fermer le couvent.
Réd. : Mais, compte tenu de ce passé mouvementé, comment as-tu trouvé le chemin vers l'Ordre ?
AR : J'ai d'abord cherché une vie religieuse communautaire. Je voulais donner radicalement ma vie à l'Église. Après avoir lutté avec la foi, je l'ai retrouvée. Je suis devenu actif dans de nombreuses activités bénévoles, notamment en tant que coordinateur des projets de Caritas, l'agence catholique de développement et de services sociaux. En mûrissant, j'ai pu voir la vie de nos paroisses sous un angle différent…
Réd. : Comment cela ?
AR : J'ai été frappé par le peu d'activités « missionnaires » présentes dans les paroisses. En d'autres termes, j’ai ressenti un besoin de la Parole : de bons prédicateurs qui donnent des homélies bien réfléchies, mais aussi des discussions philosophiques en paroisse et un engagement avec la société…
Réd. : Une vision stimulante...
AR : J’espère, et cette vision m'a donné le courage de faire un premier pas vers l'Ordre. J'ai pris contact avec pastor Jesper Fich, responsable de l'accueil des vocations dans le diocèse et également membre de la fraternité sacerdotale dominicaine. Ensuite, j’ai écrit au frère Björn à Lund, en Suède. Après quelques mois et un cours de langue à Angers, je suis entré au noviciat à Strasbourg en septembre 2018. Et cette année, j’ai fait ma profession solennelle avec trois autres frères.
Réd. : Et maintenant, comme par magie, tu es là.
AR : (rires) Voilà, en effet. Me voici !
Réd. : Hélas, je vois que notre temps touche à sa fin. Merci, frère Andreas, d'avoir partagé ton témoignage avec nous.
AR : Tout le plaisir est pour moi.
Réd. : Et maintenant, comme par magie, tu es là.
AR : (rires) Voilà, en effet. Me voici !
Réd. : Hélas, je vois que notre temps touche à sa fin. Merci, frère Andreas, d'avoir partagé ton témoignage avec nous.
AR : Tout le plaisir est pour moi.
[1] Le mot « hygge » (prononciation « hu-gue ») est un terme danois qui est intraduisible dans les autres langues. Il fait référence à un état d'esprit positif et à un sentiment de bien-être qui résulte d'une atmosphère chaleureuse et d'un moment convivial. La lueur des bougies est hygge. Le mot vient du vieux norvégien, où il voulait dire « bien-être ».

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