Aimer les ennemis, c’est adopter la mesure du Christ

L'homélie du frère Emmanuel Durand pour le 7ème dimanche de Temps Ordinaire (Lc 6, 27-38)

« Aimer vos ennemis », dit Jésus. Par-delà l’usure des mots, la radicalité et l’excès de cet enseignement exigent de notre part une grande lucidité.

D’abord, reconnaissons que nous avons des ennemis personnels, et pas seulement des ennemis théoriques, lointains ou globaux. Les plus troublants d’entre eux sont les plus proches. Ils nous considèrent aussi le plus souvent – parfois avec raison – comme leurs propres ennemis.

Ensuite, observons que le verbe « aimer » est aussitôt qualifié par d’autres verbes : fais du bien à celui qui te hait ; bénis celui qui te maudit ; prie pour celui qui te calomnie ; donne, pardonne, prête sans retour… Aimer a manifestement ici un sens pratique et concret. Aimer se vérifie à ce qui est accompli ou non.

Je vois deux obstacles courants à l’accueil de cet enseignement de Jésus.

Primo, tenir que oui, je veux bien le faire, mais seulement si l’autre reconnaît d’abord ses torts envers moi. Ce raisonnement naturel est très fréquemment opposé au pardon : pour pardonner, il faudrait d’abord – dit-on – que l’autre me demande pardon, ou au moins qu’il ait conscience du mal commis et qu’il le regrette. Ce n’est pas vrai en regard de l’Évangile. Selon la parabole du débiteur impitoyable en Mt 18, le pardon n’est pas conditionné par une démarche ou un aveu antérieur du coupable qui, en l’occurrence, n’a pas du tout conscience de la démesure de sa dette.

Parfois, l’offenseur n’est plus là pour regretter ses torts. Souvent, il ne prend pas la mesure de ce qu’il a fait ou il ne le regrette pas vraiment. En revanche, nous pouvons espérer qu’un vrai pardon – qui advient toujours par grâce, sans calcul – engendre un jour un authentique repentir du mal commis et un désir d’exprimer une forme de gratitude. En un mot, je ne peux pas neutraliser l’injonction du Christ en me disant : « je ferai du bien à mon ennemi le jour où il aura cessé de l’être ».

Secundo, tenir que oui, je veux bien aimer mes propres ennemis, mais seulement pour autant qu’ils m’atteignent moi, car que je ne peux aimer les ennemis qui bafouent les proches qui me sont les plus chers, ou ceux qui agressent les petits qui sont plus vulnérables que moi. Ce serait à ces derniers, aux victimes directes, d’aimer ou de pardonner s’ils le souhaitent, mais pas à moi. Souvent, elles ne sont plus là.

De fait, il est beaucoup plus difficile d’accomplir les verbes qui déclinent le sens d’« aimer vos ennemis » envers celui qui fait du mal à mon enfant, à mon conjoint, à ma sœur ou à ma nièce, plutôt qu’à moi-même. Mais là encore, sans complaisance envers les malfaisants et sans nier l’importance de nommer le mal en termes justes, l’appel à aimer mes ennemis indirects demeure, alors même qu’ils me font parfois plus mal et me laissent plus impuissant que mes ennemis directs.

Ces deux obstacles courants du raisonnement naturel peuvent être surmontés, d’une part, avec difficulté, par une pensée droite éclairée par l’Évangile et, d’autre part, en pratique, par la charité qui nous vient de Jésus lui-même.

D’abord, l’Évangile nous force à quitter la logique de la réciprocité dans l’échange (don / contre-don) et à accepter de très grandes asymétries entre nous. La mesure du don n’est pas ce que l’autre fait ou ne fait pas. Donne sans chercher à calculer le mal. Il est insondable. Donne sans évaluer la mesure qu’autrui adopte.

Ensuite, l’Évangile nous situe dans une perspective longue. Tu peux croire que tu as le pouvoir d’effacer à jamais cet ennemi de ta vie, tu penses peut-être que tu peux l’annihiler quant à ce qui te concerne, mais c’est une pensée fausse et à courte vue. Il est probable que certains de nos ennemis d’hier ou d’aujourd’hui soient nos partenaires d’après-demain. Cela arrive souvent dans les conflits nationaux ou familiaux. Et, même si ce n’est pas le cas, nous nous retrouverons tous les deux au dernier jour devant Dieu, comme deux larrons en quête de miséricorde.

Enfin et surtout, l’Évangile nous invite à changer de mesure. Au lieu d’ajuster la nôtre tant bien que mal dans les marges, il vaudrait mieux purement et simplement adopter celle du Christ Jésus. La mesure dont je me sers pour les autres sera toujours bien étriquée si c’est juste la mienne un peu augmentée. Il faut que l’agir du Christ devienne la mesure de ma vie.

Or la mesure du Christ, c’est le mystère pascal : une mort qui a toutes les apparences de la perte et de l’échec, qui se révèle pourtant féconde au-delà de toute mesure. Il est mort d’affronter nos inimitiés, nos injustices, nos manœuvres et nos perversions.

Il en est mort pour nous en sauver.

En amont, la mesure du Christ coïncide avec l’amour même qu’il reçoit du Père. Amour livré au monde. Amour crucifié. Amour ressuscité.

De cette même mesure, nous pouvons apprendre à vivre par le don de l’Esprit Saint et par la nourriture de l’eucharistie.

Retable de l'église Saint-Mathieu, Copenhague, Henrik Olrik, 19e s. (photo : Ib Rasmussen/Wikipedia)

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